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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

cinquantième anniversaire de la première représentation d’Hernani. Après le cinquième acte du drame, madame Sarah Bernhardt a dit une pièce de vers de M. François Coppée, et l’on a couronné le buste du poète.

Il n’aura manqué aucune gloire à Victor Hugo. On le fête aujourd’hui, de son vivant, comme on fête Corneille et Molière. Sa longue vie, comblée d’honneurs, restera la plus belle vie d’écrivain que l’on connaisse. Ailleurs, je l’ai déjà montré toujours debout sur les ruines de sa génération, ayant enterré tous ses adversaires, jusqu’à un Napoléon, devenu prophète et dieu. Et maintenant on n’attend pas sa mort pour lui poser au front la couronne de lauriers. Je ne crois pas que jamais homme ait pu se croire plus grand.

Ce qui me frappe surtout, dans la solennité de mercredi, c’est l’altitude du public à un demi-siècle de distance. J’avais l’idée de faire un travail bien piquant : j’aurais cherché, dans les journaux de 1830, toutes les injures adressées au poète et à son œuvre, puis j’aurais mis en regard toutes les adorations de 1880, les phrases d’exaltation dévote et d’enthousiasme lyrique. J’avoue que j’ai reculé devant le travail, ayant d’autres besognes ; mais j’indique la matière aux curieux, certain qu’il y aurait là un parallèle fort instructif.

On ne s’imagine pas aujourd’hui avec quelle violence et quel dégoût étaient accueillies les audaces romantiques de Victor Hugo. La jeunesse peu à peu venait à lui, mais la classe lettrée et les femmes surtout, sans parler de la bourgeoisie pudibonde, s’effaraient et se fâchaient. On cite de nombreuses anecdotes. Victor Hugo, dans sa préface de la deuxième édition de Han d’Islande, se défend lui-même, sur un ton d’ironie, de n’avoir jamais déjeuné d’un petit enfant et dîné d’une jeune fille. La presse et le public criaient à l'immoralité, on parlait, comme aujourd’hui, du marquis de Sade, des alcôves ouvertes, des imaginations salies par de honteux tableaux. C'était dégoûtant, c’était monstrueux. Le poète était présenté comme un Antéchrist littéraire, qui apportait dans les lettres françaises l’abomination de la désolation.

Qu’on lise les anciens journaux, qu’on interroge les derniers survivants. Les injures pleuvaient, quelques jeunes et rares défenseurs, dans les premiers temps, étaient écrasés par les adversaires du poète, qui tenaient les hautes positions de la critique. La résistance furieuse des classiques était menée au nom du beau, du respect de la langue outragée, de la dignité même de la nation. Victor Hugo triomphant, c’était le laid et le sale qui allait tout envahir et jeter les lettres au ruisseau. On traitait couramment les romantiques de gens malpropres, d’hommes ivres, de scélérats ; les plus tolérants se contentaient de les regarder comme des fous furieux. Et la lutte dura des années, et longtemps après des bonnes femmes se signaient encore devant certains livres.

Tel a été le passé, voyez le présent. Dans cette même salle où Hernani a été accueilli par des bordées de sifflets, et où il n’a vécu d’abord que quelques soirées, au milieu du scandale, un public nouveau est assis qui acclame le drame, qui pleure en regardant couronner le buste du poète. On a oublié les colères et les injures ; on ne songe plus à la laideur, à l’immoralité, à la monstruosité ; tout est beau, tout est bien, la discussion même paraîtrait un manque de tact, il faut s’agenouiller. Pendant deux jours, j’ai lu dans les journaux des actes de foi et d’amour. Les passions politiques se taisent, l’acclamation est universelle, la France entière salue le triomphe d’un de ses glorieux enfants.

Eh bien ! voilà qui est bon ! Ces démentis que la foule se donne me réjouissent. Quel beau soufflet sur la face du public et de la critique ! On n’avoue pas plus naïvement qu’on est bête. On a sifflé la veille, on applaudit le lendemain ; on a trouvé une œuvre abominable, ignoble, ordurière, on la déclare parfaite, noble, splendide. On a crié que la littérature française était traînée à l’égout, et l’on reconnaît que la littérature française s’est enrichie d’un chef d’œuvre. Cinquante années ont suffi, à peine une heure dans l’histoire d’un peuple. Vous tous qu’on couvre de boue, prenez patience, laissez passer la bêtise de votre époque.

Certes, mercredi, c’était un spectacle bien touchant que de voir applaudir tous ces notaires, toutes ces bourgeoises, tous ces critiques. Mais il ne faut pas se tromper, ils n’ont qu’une audace et une intelligence littéraires rétrospectives. Ils goûtent les chefs-d’œuvre rassis par un demi-siècle. Il faut que cinquante années leur aient mâché leurs admirations. Donnez-leur donc un nouvel Hernani, et vous les verrez bondir. Ils reprendront les vieilles accusations, sans même les dérouiller ; l’œuvre sera immorale et monstrueuse, et ils crieront les anciennes phrases : « Où allons-nous ? — On déshonore la langue française ! — Comment l’État peut-il tolérer une littérature pareille ! » C’est l’éternelle imbécillité humaine. Je regardais les critiques applaudir, et je riais en moi, car je m’amusais à reconstituer leur attitude, s’ils avaient assisté à la première représentation d’Hernani. Celui-ci, bon enfant, sincère et pratique, aurait refait la pièce en démontrant au poète qu’il ne savait pas son métier ; celui-là, homme sympathique, aurait regretté les tendances nouvelles, après avoir parlé de briser sa plume ; cet autre, grand défenseur de l’honnêteté et du bon goût, se serait élevé contre le spectacle ignoble du dernier acte, ces deux amants qui s’empoisonnent et se traînent par terre. Tous, entendez-vous ! tous auraient protesté plus ou moins violemment. Et ils applaudissaient, et ils pleuraient !

Je ne suspecte la bonne foi de personne, je suis simplement heureux de voir avec quelle aisance l’homme outragé de la veille devient le dieu du lendemain. Je dis que cela est un spectacle consolant pour tous les jeunes auteurs qui ont le courage du talent qu’ils apportent.

Maintenant, dans ce grand élan d’enthousiasme, si juste et si beau, me permettra-t-on de rester un critique ? Je sais bien qu’un hommage exclut toute idée de discussion ; mais j’ai été vraiment blessé d’un article de M. Catulle Mendès. Il est typique, il représente exactement la pensée du petit groupe de dévots intolérants qui se pressent autour de Victor Hugo. C’est ce groupe qui a fini par exaspérer les gens d’intelligence, en voulant exiger d’eux, devant