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VICTOR HUGO

laire ? décapiter Charles Ier et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d'où l'on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait de pendant à leur palais. » Toute l'antithèse du décor romantique est dans ce dernier exemple. Rien ne montre mieux comment les romantiques, qui entrevoyaient les vérités, les gâtaient aussitôt par des applications de rêveurs spiritualistes. Voilà la grande question du milieu posée ; seulement, Victor Hugo, au lieu de pousser jusqu’à Darwin, s’arrête à la vision de l'histoire ressuscitée dans des décors pittoresques de mélodrame.

Du reste, le poète, après avoir réclamé le réel que vous savez, s’élève contre le commun. « Le commun, dit-il, est le défaut des poètes à courte vue et à courte haleine. Il faut qu’à cette optique de la scène, toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doivent avoir un accent. » Retenez bien cette dernière phrase. Elle a l’air sage et innocente. Eh bien ! elle contient en germe toutes les erreurs du romantisme, la maladie du panache qui, en cinquante ans, a tué le mouvement de 1830. Oui, tout le mal est venu de là. Ils ont voulu donner un accent au commun, entendez à la vérité, qui ne leur semblait pas de tournure assez fière ; et vous le connaissez, ce terrible accent, qui a changé les personnages en caricatures, qui les a promenés le poing à la hanche, la plume au vent, tenant des discours de fous lyriques. Certes, il faut à la scène tout un travail de réduction ; mais rien ne saurait excuser les culbutes, les détraquements, le coup de pouce donné aux choses pour qu’elles se campent dans une attitude, au lieu de garder leur saveur, leur naïveté. Vraiment, je ne puis m’empêcher de sourire, lorsque j’entends Victor Hugo s’écrier : « La nature donc ! la nature et la vérité ! » Eh ! bon Dieu ! il a horreur de la nature, du commun ; dès qu’il la prend entre ses doigts puissants, il se hâte de la déformer pour lui donner ce qu’il appelle de l’accent, et quel accent ! Ses personnages ne sont plus que des monstres et des anges. Quand il parle d’un crapaud, il lui met une auréole de soleil. Voilà qui n’est pas commun.

Ce que j’applaudis bien volontiers, dans la préface de Cromwell, ce sont certains passages qui m’ont beaucoup frappé. Ainsi Victor Hugo écrit : « Il n’y a ni règles ni modèles ; ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois générales de la nature qui plane sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui, pour chaque composition, résultent des conditions d’existence propres à chaque sujet. » Ces paroles sont excellentes. Voici encore une constatation que j’ai faite souvent moi-même : « Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui… Le jour où les langues se fixent, c’est qu’elles meurent. Voilà pourquoi le français de certaine école contemporaine est une langue morte. » Il est vrai que Victor Hugo parlait de la langue classique, et que je parle, moi, de la langue romantique, trop chargée de paillons et de plumets. Une langue ne se fixe pas, l’esprit humain est toujours en marche.

Enfin, il y a, à la fin de la préface, d’excellentes considérations sur la critique. Il dit : « Nous touchons donc au moment de voir la critique nouvelle prévaloir, assise, elle aussi, sur une base large, solide et profonde. » Et il ajoute plus loin, en démontrant la nécessité d’accepter un écrivain tout entier : « Telle tache peut n’être que la conséquence indivisible de telle beauté ! Cette touche heurtée, qui me choque de près, complète l’effet et donne la saillie à l’ensemble. Effacez l’une, vous effacerez l’autre. » Je ne trouve, dans ces dernières pages, qu’une phrase qui me révolte. Victor Hugo écrit : « La queue du dix-huitième siècle traîne encore dans le dix-neuvième. » Heureusement. C’est cette queue qui s’est épanouie et qui a élargi notre siècle.

Mais il est temps de conclure. Je me bornerai à mettre le romantisme en face du naturalisme.

Voilà donc qui est bien nettement posé. Le romantisme est une littérature née du christianisme, basée sur la dualité de l’homme, l’âme et le corps. Elle emploie deux éléments, le grotesque qui est le corps et le sublime qui est l’âme. On reste d’abord surpris qu’elle ait attendu le dix-neuvième siècle pour s’affirmer dans le mouvement lyrique de 1830. Il semble qu’elle aurait dû uniquement se produire en plein moyen âge, avant la Renaissance, surtout avant le dix-huitième siècle. Chez Victor Hugo, malgré toutes les explications qu’il s’efforce de donner, le romantisme apparaît comme une résurrection du moyen âge, comme un retour au sentiment chrétien, s’opérant surtout à titre de protestation contre la littérature classique agonisante. Il fallait achever la tragédie, et les poètes inventaient ce drame spiritualiste, fait d’une âme et d’un corps. On trouverait dans l’histoire l’explication de cette déviation singulière de la littérature, à la suite d’un siècle d’enquête philosophique, au seuil de notre siècle de science.

Tel est donc le romantisme, la littérature née du christianisme. En face de lui, à cette heure, se dresse le naturalisme, qui est la littérature née du positivisme. Il continue la tradition du dix-huitième siècle, il se base sur les conquêtes de la science moderne et sur les théories philosophiques de l’évolution. Ce n’est pas un mort qu’on galvanise, qu’on emprunte au passé pour en faire une arme de guerre. Il marche avec l’époque, il est la conséquence du vaste labeur contemporain. Au lieu de partir d’un dogme, d’une dualité à laquelle on doit croire par un acte de foi, il part de l’étude de la nature, de l’observation et de l’expérience, il n’admet que les faits prouvés et que les lois résultant du rapport des faits. L’idéal, pour lui, n’est plus que l’inconnu qu’il a charge de poursuivre et de restreindre.

Maintenant. que l’on compare. Mettez en regard la misère d’une école de poètes lyriques qui, pour faire de la vérité, imaginent simplement d’embellir les sylphes par les gnomes. L’exposé des faits suffit pour montrer le romantisme se noyant et s’élargissant dans le naturalisme. Ceci fatalement a tué cela.


VI


Mercredi a eu lieu une solennité touchante et superbe. On célébrait à la Comédie-Française le