Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
138
NOS AUTEURS DRAMATIQUES


V


Étudions maintenant, dans la fameuse préface, cette étrange prétention de Victor Hugo, qui est d’introduire la vérité au théâtre. Il s’agit de savoir ce qu’il entend par la réalité. Tout est là. J’ai déjà insisté sur sa théorie du dualisme dans l’homme, l’âme et le corps, d’où il fait découler tout le romantisme. Mais je ne saurais trop citer pour rendre la question claire. Qu’on lise attentivement ceci :

« Du jour où le christianisme a dit à l’homme :

« Tu es double, tu es composé de deux êtres,

« l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel,

« l’autre éthéré, l’un enchaîné par les appétits,

« les besoins et les passions, l’autre emporté sur

« les ailes de l’enthousiasme et de la rêverie ;

« celui-ci enfin toujours courbé vers la terre,

« sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel,

« sa patrie », de ce jour le drame a été créé. Est-ce autre chose, en effet, que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe ? La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. »

Remarquons, en passant, que Victor Hugo base ici toute la poésie sur une figure de rhétorique, l’antithèse. On sait quel parti énorme il a tiré de cette figure. Le tempérament poétique qu’il apportait est là tout entier ; il a été uniquement l’homme de la nuit et du jour, du noir et du blanc, érigés en système, poussés à l’aigu.

Mais j’arrive à la définition du réel. « Le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque. » Voilà une affirmation singulière. Pour l’accepter, il faut d’abord être spiritualiste. Si l’on n'admet pas la dualité de l’âme et du corps, si l’on ne consent pas à regarder le grotesque comme l’expression du corps et le sublime comme l’expression de l’âme, la définition de Victor Hugo devient une pure fantaisie de poète interprétant la nature à son gré. Voyez comme il s’en tire avec des mots, en appelant la terre notre mère, et le ciel, notre patrie. Cette patrie fait sourire, car elle n’arrive là que comme une fin de strophe.

Non, mille fois non, le réel n’est pas fait de deux éléments ainsi tranchés. Si vous partez d’un dogme, si vous admettez formellement que le réel est fait de ceci et de cela, avant que l’observation, l’analyse, l’expérience vous aient donné le droit de le dire, toutes vos prétendues vérités qui vont suivre reposeront sur l’inconnu, sur l'erreur, et n’auront par là même aucune solidité. Vous ne savez pas si l’homme a un corps et une âme, vous établissez dès lors une hypothèse de rêveur, en disant que le grotesque, c’est le corps, et que le sublime, c’est l’âme. Votre réel, bâti de la sorte sur une dualité que la science met en doute, fait de deux éléments de pur caprice que vous divisez vous-même et que vous heurtez par un besoin de rhétoricien, n’est donc qu’un réel de fabrication humaine, qu’une nature de convention et d’imagination. Et nous le verrons, quand j’en viendrai à l’étude du réel dans les œuvres de Victor Hugo : à Quasimodo, par exemple, qui est le grotesque, c’est-à-dire le corps ; à Esméralda, qui est le sublime, c’est-à-dire l’âme. Dire que ces figures sont réelles, soit séparément, soit complétées l’une par l’autre, cela fait hausser les épaules. Elles sont symboliques, si l’on veut, elles incarnent des rêves, elles ressemblent à ces fantaisies mystiques que les artistes du moyen âge sculptaient dans un coin de chapelle. Mais réelles, construites avec des documents vrais, ayant la vie logique de leurs organes tels que les donnent l’analyse et l’expérience, jamais, jamais !

Notre réel à nous, la nature telle que la science nous l’a fait connaître, n’est point ainsi coupée en deux tranches, l’une blanche, l’autre noire. Elle est la création entière, elle est la vie, et toute notre besogne est de la chercher à ses sources, de la saisir dans sa vérité, de la peindre dans ses détails. Nous ne disons point qu’il y a une âme et un corps ; nous disons qu’il y a des êtres vivants, et nous les regardons agir ; nous tâchons d’expliquer leurs actes, sous l’influence du milieu et des circonstances. En un mot, nous ne partons pas d’un dogme, nous sommes des naturalistes qui ramassons simplement des insectes, qui collectionnons des faits, qui arrivons peu à peu à classer beaucoup de documents. Ensuite, on pourra philosopher sur l’âme et sur le corps, si l’on veut. Nous autres, nous aurons fourni la réalité, entendez-vous, la réalité ! c’est-à-dire ce qui est, en dehors des actes de foi religieux, en dehors des systèmes philosophiques et des rêveries lyriques.

D’ailleurs, pour Victor Hugo, tout se résume dans l’emploi pittoresque des prétendus éléments du réel. Pour lui, le grotesque n’est pas, au fond, un document humain qu'il donne par un besoin de vérité ; il n’est jamais qu’une opposition heureuse d’un bel effet artistique. « Il fera rencontrer l’apothicaire à Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les fossoyeurs à Hamlet. Parfois enfin, il peut sans discordance, comme dans la scène du roi Lear et de son fou, mêler sa voix criarde aux plus sublimes, aux plus lugubres, aux plus rêveuses musiques de l’âme. »

Un passage de la préface plus caractéristique encore est celui où Victor Hugo étudie le milieu, le décor. On sait quel rôle joue le milieu, dans notre roman naturaliste : c’est le milieu qui détermine le personnage, la nature qui complète et explique l’homme ; aussi nos descriptions n’ont plus un rôle purement pittoresque, elles sont là pour donner le drame entier, les personnages avec l’entourage qui agit sur eux. Eh bien ! Victor Hugo ne voit ici encore que le pittoresque, le décor qui encadre et qui n’agit pas. « Le poète, dit-il, oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, tout obstruée de haquets et de voitures ? brûler Jeanne d’Arc autre part que dans le Vieux-Marché ? dépêcher le duc de Guise autre part que dans ce château de Blois, où son ambition fait fermenter une assemblée popu-