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VICTOR HUGO

tendue littérature des temps modernes, est beaucoup plus lyrique que dramatique. Cela le dérange. Alors, il écrit tranquillement : « Notre époque dramatique, avant tout, est éminemment lyrique. C’est qu’il y a plus d’un rapport entre le commencement et la fin ; le coucher du soleil a quelques traits de son lever ; le vieillard redevient un enfant. Mais cette dernière enfance ne ressemble pas à la première ; elle est aussi triste que l’autre est joyeuse. » Tout cela fait sourire ; c’est du galimatias poétique. Une classification est une classification, ou elle n’en est pas une. Oui ou non, les temps primitifs sont-ils lyriques, et les temps modernes dramatiques ; ou bien sont-ils les deux à la fois ?

Je reviens au grotesque. Je trouve ce mot absolument malheureux. Il est petit, incomplet et faux. Dire que le grotesque c’est le corps, et que le sublime c’est l’âme ; prétendre que le christianisme a fait œuvre de vérité, en dédoublant ainsi les éléments de l’art : ce sont là des imaginations de poète lyrique et non de critique sérieux. Certes, je suis avec Victor Hugo, lorsqu’il réclame la peinture de l’homme tout entier ; j’ajouterais, moi, de l’homme tel qu’il est, replacé dans son milieu. Mais diviser le sujet ; avoir un monstre d’un côté, et un ange de l’autre ; battre des ailes dans le ciel, et rêver encore en s’enfonçant dans la terre : rien n’est plus antiscientifique, rien ne conduit davantage à toutes les erreurs, sous prétexte d’aller à la vérité. Et nous le voyons bien aujourd’hui, puisque les œuvres romantiques sont là. Étudiez-les, voyez où cette fameuse théorie de l’âme et du corps, du sublime et du grotesque, a conduit le plus grand de nos poètes lyriques. Certes, il a été un rhétoricien merveilleux. Mais quelle vérité a-t-il apportée, en dehors de ses flamboyantes antithèses, de ses coups d’ailes dans l’extase et dans le cauchemar ? Toujours un jeu de bascule sur les mots, jamais une stabilité dans le vrai.

Le plus étonnant, c’est que Victor Hugo, au début de sa préface, s’intitule « un solitaire apprenti de nature et de vérité ». Le spiritualisme, dans ce cas, a joué un mauvais tour à cet apprenti, en lui faisant chercher la nature et la vérité hors de l’observation et de l’expérience. Au lieu de partir de ce point que l’homme était fait d’une âme et d’un corps, et que par conséquent on pouvait se permettre avec lui toutes les farces sublimes ou grotesques, en les mettant sur le compte de son corps et de son âme, il aurait dû partir des simples faits observés, du connu, du document, s’il avait voulu justifier la prétention d’être un apprenti de nature et de vérité. En réalité, il n’a été qu’un visionnaire, qu’un poète mettant ses imaginations à la place des faits ; et cela était fatal, du moment, je le répète, où il partait d’un dogme spiritualiste, au lieu de partir de l’enquête positiviste.

Certes, j’entends bien ce que Victor Hugo veut dire avec son grotesque. Il avait à lutter contre la tragédie, qui n’admettait que le sublime. Lui, voulait le drame, c’est-à-dire l’introduction de l’élément comique dans la tragédie. De là son manifeste en faveur du grotesque, il était excellent, je l’ai dit, de réclamer la peinture de l’homme tout entier, avec ses larmes et ses rires, avec ses faiblesses et ses grandeurs. Seulement, maintenant que la liberté littéraire est conquise, nous trouvons qu’on se battait pour peu de chose, en 1830. Comment ! cela n’allait pas de soi ; on ne pouvait pas peindre l’homme tout entier ! Aujourd’hui, notre effort n’est plus là ; nous sommes les maîtres de camper nos personnages dans les mille attitudes qu’il nous plaît, tour à tour superbes et bouffonnes. Mais notre gros souci est que ces attitudes soient vraies, logiquement déduites les unes des autres. En un mot, nous ne procédons pas comme les romantiques, qui, pour être vrais, croyaient devoir embellir le sylphe par le gnome, entasser les bouffonneries sur les sublimités ; nous prenons l’homme tel qu’il est, nous l’analysons et nous disons ce que nous rencontrons ; nous notons au passage les produits qu’on a nommés vices et vertus.

Pour me résumer, Victor Hugo a eu l’intuition du vaste mouvement naturaliste. Il sentait parfaitement que la littérature classique, l’abstraction de l’homme pris en dehors de la nature, comme un mannequin philosophique et comme un sujet de rhétorique, avait fait son temps. Il éprouvait le besoin de replacer l’homme dans la nature et de le peindre tel qu’il était, par l’observation et par l’analyse. C’était en somme la voie scientifique ou naturaliste, que le dix-huitième siècle avait ouverte. Seulement, Victor Hugo apportait un tempérament de poète lyrique, et non un tempérament d’observateur, de savant. Aussi, du premier coup, a-t-il rétréci le champ. Il n’a établi la lutte qu’entre deux formes littéraires, le drame et la tragédie, au lieu de l’établir entre deux méthodes, la méthode dogmatique et la méthode scientifique. Ensuite, chose plus grave, il a fait dévier le mouvement en substituant aux règles scolastiques une interprétation fantaisiste des vérités de la nature et de l’homme ; le point de vue se modifiait, mais l’erreur se trouvait quand même au bout. Le génie lyrique de Victor Hugo, s’il nous a donné des chefs-d’œuvre de langue, aura été un véritable arrêt dans le mouvement scientifique ou naturaliste du siècle.

Pour moi, la préface de Cromwell est donc un piétinement sur place. Il y a là des vérités entrevues, mais aussitôt gâtées par des classifications de pur caprice et des interprétations de poète qui cherche à appuyer sa poétique. Caractériser notre littérature moderne, en y étudiant simplement le rôle du grotesque, que le christianisme aurait apporté, est un point de vue dont on se moque aujourd’hui, tellement il est étroit. Eh quoi ! notre méthode d’analyse, nos besoins de vérité, notre patiente étude des documents humains, tout cela devrait se réduire à mettre en jeu le grotesque ? Je le veux bien ; mais il faut alors que Victor Hugo dise que, par le grotesque il entend la vie elle-même, la vie avec ses forces et ses produits. Chaque mot a un sens qu’il est imprudent de changer. Qu’on relise la préface de Cromwell, on y verra ainsi une jonglerie de mots extraordinaires, des aperçus brillants de sophiste, des arrangements de faits que d’autres faits dérangent, une théorie de critique où le spiritualisme gambade sur la corde raide de la fantaisie lyrique. Au demeurant, aucune base solide, et pas de méthode. Victor Hugo, tout en voulant aller à l’homme et à la nature, passe à côté d’eux, par une lésion de ses yeux de visionnaire.