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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

le code du romantisme. C’est là un de ces morceaux célèbres dont tout le monde parle, pour les avoir lus il y a quinze à vingt ans, et que bien peu de personnes ont l’idée de parcourir à nouveau, dans l’air actuel, avec les façons de voir de la seconde moitié du siècle. Rien d’intéressant, selon moi, comme ces études rétrospectives. Je vais me permettre de discuter le romantisme à ses sources, en m’appuyant sur le document le plus solide, sur la Bible laissée par le chef d’école lui-même.

Dans sa préface, Victor Hugo dit avec raison que chaque société a son art particulier, et il distingue trois grands mouvements littéraires : les temps primitifs qui ont produit la Genèse ; les temps antiques, qui ont produit Homère et Eschyle ; enfin, ce qu’il appelle les temps modernes, le christianisme, ou plutôt le spiritualisme, qui a produit Shakespeare. C’est ce qu’il résume plus loin, en disant : « La poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. »

Laissons pour l’instant les temps primitifs et les temps antiques. Voyons ce que Victor Hugo entend par les temps modernes. Il les fait partir du Christ. Je cite : « Une religion spiritualiste supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse au cœur de la société antique, la tue, et, dans ce cadavre d’une civilisation décrépite, dépose le germe de la civilisation moderne. Cette religion est complète, parce qu’elle est vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la morale. Et d’abord, pour premières vérités, elle enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre : l’une passagère, l’autre immortelle ; l’une de la terre, l’autre du ciel. Elle lui montre qu’il est double, comme sa destinée ; qu’il y a en lui un animal et une intelligence, une âme et un corps. ». N’avais-je pas raison, lorsque j’ai écrit que toute évolution littéraire était basée sur une croyance religieuse ou philosophique ? Faites bien attention, voilà le romantisme qui va être la floraison poétique du spiritualisme. Retenez cette dualité, cette âme et ce corps : le système entier de Victor Hugo va poser là-dessus.

En effet, pour lui, le romantisme, qui est représenté par le drame, consiste uniquement dans l’apport d’un nouvel élément, le grotesque. Je cite : « Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne verra les choses d’un coup d’œil plus large et plus haut. Elle sentira que tout, dans la création, n’est pas humainement beau ; que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime… Ainsi, voilà un principe étranger à l’antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et comme une condition de plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque. Cette forme, c’est la comédie. » Et plus loin, il dit encore : « Dans la poésie nouvelle, tandis que le sublime représentera l’âme telle qu’elle est, épurée par la morale chrétienne, le grotesque jouera le rôle de la bête humaine. » Ainsi donc, voici qui est nettement posé : le romantisme est la littérature née du christianisme, et cette littérature, qui s’incarne particulièrement dans le drame, est faite de deux éléments ; le sublime représentant l’âme, et le grotesque représentant le corps.

J’insiste et je cite encore, car je ne veux rien inventer. Voici l’enthousiasme de Victor Hugo pour le grotesque : « Dans la pensée des modernes, le grotesque a un rôle immense. Il est partout : d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tous vivants dans les traditions populaires du moyen âge. » Je m’arrête ; le poète continue pendant deux pages. Il dit plus loin, pour prouver la nécessité du grotesque à côté du sublime : « La salamandre fait ressortir l’ondine, le grotesque embellit le sylphe. »

Et maintenant, sans aller plus loin, tâchons de voir un peu clair dans tout cela. C’est terriblement confus. Les contradictions abondent, les classifications et les démonstrations sont celles d’un poète qui se satisfait avec des phrases et des mots heureux. D’abord, je ne comprends pas bien l’histoire littéraire de l’humanité divisée en trois tranches. Victor Hugo nous dit que le spiritualisme est la marque de la littérature moderne ; mais la Genèse, qu’il donne comme le produit des temps primitifs, est un poème spiritualiste. Puis, quelle étrange idée d’arrêter les temps modernes au moyen âge et de ne pas même dire un mot de la Renaissance ? Il ne va pas plus loin que les salamandres et les gnomes ; il reste dans le seizième siècle ; quand il touche au dix-huitième siècle, en passant, c’est pour avancer cette opinion « que les plus hauts génies n’ont pu être en contact avec cette époque sans devenir petits, du moins par un côté ». Et il ne trouve rien autre chose à dire de ce siècle de labeur colossal d’où nous sortons. Dès lors, son histoire des évolutions littéraires dans l’humanité est incomplète. Il s’arrête, je le répète, à l’art du moyen âge ; il ne montre pas le réveil du sentiment païen, après les flamboiements gothiques ; il passe sous silence le grand mouvement analytique et expérimental du dix-huitième siècle. En somme, ce qu’il appelle les temps modernes sont tout justement le contraire des temps modernes.

Mais examinons le fameux grotesque, qui est la marque de ce qu’il nomme la littérature moderne. Il est inadmissible que ce soit le christianisme, le spiritualisme qui ait introduit le grotesque dans l’art. Les documents sont là pour prouver le contraire. Lui-même doit le déclarer : « Ce n’est pas qu’il fût vrai de dire que la comédie et le grotesque étaient absolument inconnus des anciens. ». Et il ajoute : « Mais l’on sent ici que cette partie de l’art est encore dans l’enfance… Le grotesque antique est timide, et cherche toujours à se cacher. » On voit que les documents le gênent. C’est absolument comme pour le lyrisme. Il a dit carrément : « Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. » Puis, il s’aperçoit que son romantisme, sa pré-