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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

faut distinguer dans l’œuvre deux éléments, l'histoire et la fantaisie.

Voyons d’abord l’histoire.

On sait que Victor Hugo s’est toujours piqué d’une grande exactitude historique. Autrefois même, il citait avec complaisance les titres des livres qu’il avait consultés, laissant entendre qu’il épuisait les bibliothèques. Ce serait une curieuse étude à faire que de critiquer l’historien chez notre grand poète lyrique. J’espère qu’elle tentera un jour quelque jeune érudit, car il y aurait là des révélations bien amusantes. Il est évident que Victor Hugo s’est toujours contenté de données très superficielles. Pour faire croire à la profondeur de son érudition, pour convaincre les gens qu’il a fouillé le fin fond de la science humaine et des annales des peuples, il a d’ailleurs un procédé extrêmement drôle, qui consiste à mettre en avant des particularités stupéfiantes, des noms de personnages que personne n’a jamais entendu prononcer. On se dit : « Diable ! pour qu’il sache cela, il faut qu’il en sache plus long que personne. » Eh ! non, il ne sait souvent que cela, il s’appuie sur des autorités extravagantes, parce que l’érudition romantique est là, dans les petits faits bizarres, et non dans le large courant de l’histoire.

Mais je reviens à la partie historique de Notre-Dame de Paris. Aujourd’hui, il n’est plus personne qui ose défendre l’exactitude des faits, des personnages, des descriptions. Tout cela est de la caricature, de la fantaisie. Presque tous les détails peuvent être contestés. Il y a là un quinzième siècle baroque, poussé au pittoresque quand même, bâti avec des légendes traînant dans des auteurs sans autorité. Le poète néglige les traits réels pour grossir démesurément les petites lignes, ce qui, fatalement, fait grimacer l’ensemble.

Peu importe, d’ailleurs. On peut écarter la prétention historique de Victor Hugo et admirer le roman. J’aborde ici le second élément, l’imagination. Il y aurait beaucoup à dire ; mais je dois me restreindre, je m’en tiendrai à des idées générales.

Il est hors de doute que Notre-Dame de Paris s'est produite en France comme un écho des romans de Walter Scott en Angleterre. La méthode de composition est la même. Victor Hugo, qui s’incline devant Shakespeare, ne prononce jamais le nom de Walter Scott ; et il y a là un indice précieux. Walter Scott, en effet, est le romancier qui a embourgeoisé Shakespeare. Cela paraîtrait bien dur, si je traitais Victor Hugo de bourgeois. Mais, en vérité, son tempérament équilibré de latin a endigué dans des moules trop corrects, trop balancés, le rude génie saxon. On verra ces choses plus tard, on jugera que le romantisme de Victor Hugo a, en somme, péché par les symétries de la rhétorique, par l'« embourgeoisement » des imaginations déréglées des races du Nord. Victor Hugo est un latin qui, malgré lui, a mis de l’ordre, de l’harmonie, dans le débordement du barbare Shakespeare. Notre-Dame de Paris est un roman bourgeois, au même titre qu’Ivanhoé et que Quentin Duruard.

Au fond, voyez donc quelle pauvre histoire. Celte Esméralda que des bohémiens ont volée à sa mère ; cette Sachette, qui pendant quinze ans appelle sa fille et pleure sur un soulier, sans être complètement folle ; cette mère qui retrouve cette fille, juste au moment où le bourreau la lui arrache : n’est-ce pas un conte à dormir debout, une invention comme Bouchardy en trouvait, un arrangement puéril et grossier de la vérité ? Bourgeois ! bourgeois ! bourgeois !

Et le reste, quel abus du symbole ! Il n’y a plus une créature libre, naïve, allant son bonhomme de chemin. Tous les personnages sont rognés pour entrer dans un moule, tous gardent une attitude hiératique. Claude Frollo, c’est la concupiscence menant au crime ; Phœbus, c’est le bellâtre, le soudard se laissant aimer ; Gringoire, c’est la fantaisie littéraire. J’ai gardé Quasimodo, parce que celui-là est la quintessence des idées du poète. Je me plais à voir dans Quasimodo le romantisme lui-même, l’introduction du monstre ayant le cœur d’un ange, une violente antithèse entre le corps et l’âme, l’allégorie même du grotesque uni au sublime. Et tout cela est fait à froid ; pas une bavure, pas une émotion de la main, pas un de ces « emballements », comme il y en a dans les toiles d’Eugène Delacroix. On sent que le romancier est resté parfaitement maître de lui, qu’il a combiné son grotesque et son sublime dans les doses voulues, que ses envolements sont réglés, qu’il est resté pondéré, symétrique, classique dans l’ordonnance générale de son œuvre. Ce n’est pas Shakespeare, c’est Walter Scott. Bourgeois ! bourgeois ! bourgeois !

Nous ne sommes donc ici que dans un marivaudage du symbole, et non dans une peinture de la vérité. D’abord, une pensée fataliste domine l’œuvre, ce qui ne se comprend pas très bien, si l’on songe que le romantisme est d’essence spiritualiste et chrétienne. Ensuite, nous entrons dans une série de tableaux symboliques : la beauté aimant la beauté qui la dédaigne ; la beauté aimée par la laideur et ne comprenant pas que la plus grande somme d’amour est là ; la beauté déterminant une crise de passion dans la foi, ce qui amène le drame final, une catastrophe où tout le monde meurt. Certes, ces éléments existent dans la nature, je dirai même qu’il n’y a là que des vérités banales qui courent les rues. Mais quelle charpente étonnante pour réunir côte à côte tant de choses ! Dès lors, l’ensemble devient faux, tiraillé, arrangé, forcé. L’auteur est sans cesse présent, montrant ses doigts qui font aller les marionnettes. C’est de la nature corrigée et taillée, déviée de sa poussée naturelle. Qu’on taille les buis d’un jardin en boules classiques, ou qu’on leur donne à coups de ciseaux savants un échevèlement romantique, le résultat est le même : on mutile le jardin. on obtient une nature menteuse. Un bout d’étude sincère sur l’homme, une aventure vraie contée simplement, en dit plus que tout le fatras allégorique de Notre-Dame de Paris.

Avez-vous fait une observation ? Le roman, qui a la prétention de restituer Notre-Dame au quinzième siècle, ne se passe absolument que dans les gargouilles de l’église. Pas une cérémonie intérieure, aucune scène dans la nef, dans les chapelles, dans la sacristie. Tout a lieu là-haut, sur les galeries, dans l’escalier des tours, dans les gargouilles. Est-ce que ces gargouilles-là ne sont pas typiques ? Elles en disent long sur le