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VICTOR HUGO

aux femmes. Alors, à quoi bon du poison ? Tous les autres dénouements sont logiques et probables, excepté celui-là. Je sais bien que je viens faire ici une singulière mine, avec ma logique et ma probabilité. Les raisons sublimes sont que Ruy Blas est un laquais et qu’un laquais qui a aimé une reine doit s’empoisonner pour terminer tragiquement un drame. Toujours la même farce. Vous aurez beau plaider ; vous direz, par exemple, que si la reine refuse un instant de pardonner à Ruy Blas, elle va évidemment l’embrasser tout à l’heure ; vous rappellerez qu’elle lui a trouvé du génie au troisième acte ; vous direz que, si son amour ne suffisait pas, la raison d’État devrait la décider à conserver un grand ministre à l’Espagne ; vous établirez enfin que le laquais a complètement disparu chez Ruy Blas, et qu’il faut avoir l’esprit bien mal fait pour lui reprocher encore son jour de livrée, tout cela sera inutile : la formule romantique veut que Ruy Blas s’empoisonne, pour la beauté de l’idée. Il a vécu comme un enfant, il meurt comme un imbécile.

Je ne parle pas de la complication des lettres, les deux lettres dictées par don Salluste et celle que Ruy Blas écrit à la reine, sans compter le billet que don Guritan porte en Allemagne, ni les lettres du duc d’Albe qu’on trouve dans le pourpoint de don César. J’ai déjà dit que M. Sardou ne ferait pas mieux. Je ne parle pas non plus des autres personnages ; il suffit d’avoir analysé Ruy Blas ; les autres figures ne sont guère qu’une attitude, don Salluste est Satan avec sa haine, don César est la fantaisie poétique qui jette au vent un duché tombé dans des guenilles, la reine est la femme délaissée et ennuyée qui prend un amant. Aucune analyse, d’ailleurs ; la tragédie étudiait les passions et déduisait les caractères ; le drame romantique fait passer sous les yeux une suite d’images violemment coloriées, où il n’y a que des personnages vus de face ou de profil, dans un état passionnel déterminé. Enfin, je n’insisterai pas sur les situations, que je trouve baroques le plus souvent. Pour moi, entre un drame de Victor Hugo et un drame de Bouchardy, il n’y a absolument qu’une question de forme. Le cri de Lazare le Pâtre : « Archers du palais, veillez ! » est identiquement de la même famille que le cri de Ruy Blas : « Je m’appelle Ruy Blas et je suis un laquais ! »

Pourquoi donc Ruy Blas a-t-il pu alors prendre sa place à la Comédie-Française, à côté du Cid et d’Andromaque ? C’est que les vers de Ruy Blas seront l’éternelle gloire de notre poésie lyrique. Ici, la discussion s’arrête, il faut se découvrir et saluer le génie. Vendredi dernier, était-ce l’auteur dramatique que la salle entière acclamait, étaient-ce les situations du drame, l’étude des passions, l’analyse des personnages qu’on applaudissait dans un élan immense d’enthousiasme ? Non, mille fois non ! J’ai étudié attentivement cet enthousiasme ; il éclatait sur les tirades, sur les vers, toujours sur les vers, et il était d’autant plus violent que l’acteur faisait valoir les vers davantage. Mettez Ruy Blas en prose, présentez-le avec sa philosophie absurde, avec sa vérité historique faussée, avec son intrigue enfantine, avec son tralala d’opéra qui vise simplement à l’effet, et vous partirez d’un grand éclat de rire. Les vers sont là qui emportent dans le sublime la malencontreuse carcasse de l’œuvre.

Quelle brusque et prodigieuse fanfare dans la langue, que ces vers de Victor Hugo : Ils ont éclaté comme un chant de clairon, au milieu des mélopées sourdes et balbutiantes de la vieille école classique. C’était un souffle nouveau, une bouffée de grand air, un resplendissement de soleil. Pour mon compte, je ne puis les entendre sans que toute ma jeunesse me passe sur la face, ainsi qu’une caresse. Je les ai sus par cœur, je les ai jetés jadis aux échos du coin de Provence où j’ai grandi. Ils ont sonné pour moi comme pour bien d’autres l’affranchissement littéraire, le siècle de liberté dans lequel nous entrons. Et ils restent aujourd’hui, ils resteront toujours des bijoux ciselés avec un art exquis. Ce sont des merveilles de facture, dont on ne saurait se lasser d’admirer le travail libre et parfait, la science profonde et ailée. Au détour d’un hémistiche, au coin d’une césure, il y a de soudaines échappées : c’est un paysage qui se déroule, c’est une fière attitude qui s’indique, c’est un amour qui passe, c’est une pensée immortelle qui s’envole. Oui, musique, lumière, couleur, parfum, tout est là. Je parle des chefs-d’œuvre de l’âge mûr du poète, et non des ouvrages séniles qu’il nous donne aujourd’hui. Les vers de Victor Hugo sentent bon, ont des voix de cristal, resplendissent dans de l’or et de la pourpre. Jamais langue humaine n’a eu cette rhétorique vivante et passionnée.

Je voudrais dire ici mon admiration, pour que personne ne puisse se méprendre. Les hardiesses folles, les exagérations d’école jetées à la tête des classiques, demeurent elles-mêmes des cris de jeunesse, charmants de gaieté et de courage. Je ne connais pas de vers plus fins, plus colorés, travaillés avec plus de soin et plus de largeur que les tirades de don César au premier acte et au quatrième. La reine et Ruy Blas sont deux lyres qui se répondent. C’est le lyrisme à la scène, en dehors de tout, de la vérité, du bon sens, le lyrisme qui soulève le public d’un coup d’aile. On est ravi à la terre, on applaudit avec transport.

Tout Victor Hugo est là. Au fond de l’auteur dramatique, du romancier, du critique, il n’y a toujours qu’un poète lyrique. C’est le remueur de mots et de rythmes le plus colossal que je connaisse. Il a été un prodigieux rhétoricien de l’idéal.


III


Certains critiques professent cette opinion qu’il y a des chefs-d’œuvre consacrés par le temps auxquels il est puéril et inutile de toucher. Je crois, au contraire, qu’il est d’un intérêt très vif de remettre, à cinquante ans de distance, les grandes œuvres en question, de les soumettre à un examen attentif, de les juger dans le nouvel air de la postérité, au point de vue des conquêtes historiques accomplies et des méthodes d’analyse créées. Certes, il ne s’agit pas de les nier, ni même de les diminuer ; il s’agit simplement de les expliquer, de les classer, en profitant du recul des temps nouveaux.

Voici, par exemple, Notre-Dame de Paris. Il