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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

Je ne veux pas entrer dans la discussion critique d’Hernani. Cela nous mènerait trop loin. Je parle, bien entendu, de la charpente dramatique de l’œuvre, car les vers sont depuis longtemps hors de toute discussion. Je crois, d’ailleurs, que l’on est à peu près d’accord sur l’étrangeté de ce bandit platonique, qui se conduit en toute occasion comme un enfant de dix ans. Le vieux Gomez est aussi une création bien singulière, un Bartholo phraseur, dans lequel apparaît à la fin un bourreau ; et quelle naïveté encore, quelle pileuse mine il fait au dénouement, lorsque doña Sol avale sa part de poison, comme si « ce vieillard stupide » n’avait pas dû prévoir qu’il allait tuer la jeune fille, en exigeant la mort d’Hernani !

Je ne veux pas entrer dans la discussion, et pourtant, je ne puis m’empêcher de faire ici tout haut quelques-unes des réflexions que j’ai faites tout bas, l’autre soir. Hernani contient la formule romantique par excellence. Il s’agit d’arriver à la plus grande somme possible d’effet, quels que soient les moyens employés. De là l’invention du fameux cor. Quand le cor sonnera, Hernani devra mourir, et attendez-vous à ce qu’il sonne lorsque le bandit sera redevenu un grand seigneur, au comble de la félicité et de la puissance. Le poète obtient ainsi ce cinquième acte si étonnant, ce duo d’amour que vient interrompre un souffle de mort.

Oserai-je le dire ? l’impression n’est pas aussi grande que le poète l’a espéré. Elle est surtout pénible. Nous sommes ici trop dans la fiction. La scène se passe trop haut, dans ces régions du prétendu honneur castillan où toute humanité disparaît. La fidélité au serment peut être un bon ressort dramatique, mais obliger un brave garçon à mourir le soir de ses noces, parce qu’il a promis de se tuer au premier appel, cette histoire-là n’est qu’un cauchemar abominable, qui n’a pas l’excuse du vrai, et qui révolte les gens les plus loyaux. Il n’est pas dans la salle un honnête homme qui ne jetterait de bien bon cœur le vieux Gomez par-dessus la terrasse. J’ai constaté autour de moi une révolte générale. Les lois de l’honneur ainsi comprises sont monstrueuses. Je ne vois ni la leçon ni la vérité tragique.

Ah : comme cela ferait du bien, d’entendre un cri humain dans toute cette poésie voulue ! Comme on se reposerait de l’idéal, s’il y avait dans quelque coin un bout d’analyse ! Voyez les personnages du poète, il les laisse tels qu’il les a pris, sans la moindre étude sur leur cœur ni sur leur intelligence. Hernani et doña Sol traversent la pièce dans la même attitude farouche et tendre. Ce sont des types à la mode de 1830, avec une pointe de fatalité et de mystère ; dans ce singulier mouvement littéraire, plus le personnage restait inconnu, et plus il devenait intéressant. Don Carlos seul est étudié, et pour moi la vraie grandeur du drame est en lui.

Une autre chose m’a frappé, c’est l’ennui qui se dégage de la pièce. Le drame romantique est devenu certainement aussi ennuyeux que la tragédie. Nous ne nous intéressons pas du tout à ces gens-là. Le dialogue est plein de noms espagnols que le public entend difficilement, et toute la partie historique, dont l’auteur abuse, nous laisse glacés, l’attention fatiguée, les yeux ailleurs, attendant que le drame reprenne pour suivre de nouveau l’action. Pas un instant, l’émotion ne saisit le spectateur à la gorge. L’illusion ne se produit pas, il n’y a place que pour une profonde admiration littéraire. Par exemple, on a souvent plaisanté le récit de Théramène ; mais est-ce que l’immense monologue de Charles-Quint, devant le tombeau de Charlemagne, n’est pas un récit de Théramène grandi hors de toute mesure ? La fatigue est la même pour la salle, quintuplée par la longueur du morceau.

Et, à propos de cet ennui, on peut citer encore la fameuse scène des portraits. Victor Hugo, en l’écrivant, a cru être très scénique. Il arrive que le contraire se produit, rien ne ralentit plus l’action que ce dénombrement inutile d’aïeux. Il faut voir l’embarras de l’acteur qui joue don Carlos, pendant cet interminable bavardage du vieux Gomez. À la lecture, on ne se doute pas de cela. Au théâtre, l’invraisemblance de la scène est criante. Don Carlos aurait fait taire le radoteur vingt fois. Et tout cela, le poète l’a voulu pour décupler l’effet, pour arriver à dire puissamment qu’un Silva ne peut livrer son hôte. Le malheur est que, justement, l’effet est détruit. On l’a attendu trop longtemps.

Certes, on a beaucoup applaudi. Mais il ne faudrait pas s’y tromper. J’ai dit en commençant qu’il était impossible de juger aujourd’hui le théâtre de Victor Hugo. Trop d’influences agissent sur le public pour que l’enthousiasme qui accueille la reprise de ses drames soit un verdict juste et désintéressé. Il y a d’abord la question politique, qui est toute-puissante. On salue dans Victor Hugo le grand patriote, le grand républicain. D’un autre côté, il y a dans la salle la queue romantique ; et j’entends par là les hommes qui ont été bercés avec le romantisme et qui acclament cette littérature de leur jeunesse, sans distinction de parti. Je ne parle pas de la jeune génération poétique enrégimentée. Le respect aidant, la profonde admiration littéraire faisant le reste, on comprend que l’ennui très réel que cause la pièce soit caché derrière des ovations.

J’aurai l’air de soutenir un paradoxe, en disant que la sall était froide, malgré les applaudissements. C’est pourtant l’exacte vérité. Bien des fois, aux endroits réglés à l’avance, la claque est partie seule au milieu d’un silence glacé ; on entendait son bruit strident, si particulier, qui commence et qui finit brusquement, pareil à une décharge de mousqueterie. D’autres fois, la salle entière s’allumait ; seulement, c’était toujours sur un couplet, sur quelques-uns de ces vers merveilleux qui resteront comme les plus beaux de notre poésie française. On applaudit toujours le poète, jamais l’auteur dramatique.

Je voudrais, en parlant de deux interprètes du drame, M. Mounet-Sully et M. Worms, trouver de nouveaux arguments en faveur de la vérité au théâtre. On sait quel succès a remporté M. Worms, un succès si grand que M. Mounet-Sully, dans le rôle d’Hernani, en a passé au second plan. Il y a là un fait bien caractéristique.

Le grand malheur de M. Mounet-Sully, cet artiste si bien doué, est d’être né un demi-siècle trop tard. Il aurait du venir avec les Frédérick-Lemaître et les Bocage. Nul doute qu’il eût alors trouvé sa place, tandis qu’aujourd’hui je le juge