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VICTOR HUGO

théâtre d’action qui a tué le théâtre de logique et de littérature.

Le jour où le public n’a plus écouté l’analyse d’une passion, le jour où les cabrioles de la foire sont venues remplacer les beaux morceaux savamment écrits, ce n’est pas seulement la tragédie qui est morte, ce sont les lettres elles-mêmes qu’on a expulsées du théâtre.

Aujourd’hui, nos classiques si dédaignés sont la seule source où l’on doit remonter, si l’on veut tenter une renaissance dramatique. Je le répète, il faut leur prendre leur esprit, et non leur formule. Il faut voir le théâtre comme ils l’ont vu, comme un cadre où l’homme importe avant tout, où les faits ne sont déterminés que par les actes, où l’éternel sujet reste uniquement la création de figures originales se heurtant sous le fouet des passions. La seule différence, à mon sens, serait celle-ci : la tragédie généralisait, aboutissait à des types et à des abstractions, tandis que le drame naturaliste moderne devrait individualiser, descendre à l’analyse expérimentale et à l’étude anatomique de chaque être. La science et la philosophie se sont modifiées, ainsi que la civilisation ; on ne peut plus attaquer la peinture de l’homme de la même façon, tout en gardant la même hauteur de vue, et en procédant avec une largeur de pinceau égale.

Voilà donc l’hommage que Corneille attend de nous, au nom des lettres françaises : remettre la littérature en honneur sur les planches, balayer les gloires de pacotille, remplacer par des pièces humaines et vraies les prodigieuses inventions de mensonge, dans nos théâtres que la foule pervertie applaudit tous les soirs.



VICTOR HUGO


I


Il est bien difficile de juger aujourd’hui l’auteur dramatique, chez Victor Hugo. Toutes sortes d’obstacles s’opposent à ce qu’on dise franchement sa pensée, parce que la franchise serait presque de la brutalité. Le maître est encore debout, et dans un tel rayonnement de gloire, après une si longue et si éclatante vie de roi littéraire, que la vérité, en face de ce vieillard auguste, semblerait un outrage. Certes, le recul est suffisant pour étudier l’évolution romantique au théâtre ; nous sommes déjà la postérité, et nous pouvons nous prononcer ; mais je crois que le respect nous gênera, tant que Victor Hugo sera là pour nous entendre.

Je me souviens de ma jeunesse. Nous étions quelques galopins lâchés en pleine Provence, fous de nature et de poésie. Les drames d’Hugo nous hantaient, comme des visions splendides. Au sortir de nos leçons, la mémoire glacée des tirades classiques que nous devions apprendre par cœur, c’était pour nous une débauche pleine de frissons et d’extases que de nous réchauffer, en logeant dans nos cervelles des scènes d’Hernani et de Ruy Blas. Que de fois, au bord de la petite rivière, après quelque bain prolongé, nous avons joué à deux ou à trois des actes entiers ! Puis, nous faisions un rêve : voir cela au théâtre ; et il nous semblait que le lustre devait crouler dans l’enthousiasme de la salle.

Eh bien ! après des années, je viens enfin de contenter ce souhait de ma jeunesse, j’ai vu reprendre mercredi, à la Comédie-Française, Hernani. que je ne connaissais encore que par le livre. Ma stupeur a été grande. Ce drame, où le poète a tout sacrifié à l’effet, où il a entassé les invraisemblances pour développer uniquement la splendeur du spectacle et le relief puissant de l’antithèse, ce drame est justement d’un effet dramatique très médiocre. M. Perrin a eu beau monter la pièce merveilleusement, soigner la figuration du quatrième acte et même faire écrire une fanfare nouvelle par un musicien de talent, le cœur n’est pas pris, la tête reste libre, l’effet produit est simplement une désillusion, car l’on avait rêvé tout cela plus large et plus foudroyant.

Je me suis très bien expliqué cette désillusion, d’ailleurs. J’étais dans des conditions excellentes. Ma mémoire d’écolier s’éveillait, je guettais les scènes qui nous enthousiasmaient jadis, et je demeurais tout surpris de les voir se glacer sur les planches, traîner en longueur, dégager de la fatigue et de l’ennui, malgré leurs beautés poétiques. Quoi ! c’était là Hernani en chair et en os, c’étaient là ces salles gothiques que notre imagination agrandissait, c’étaient là ces paroles et ces actions héroïques qui évoquaient pour nous un monde de géants ! Mon Dieu ! comme la réalisation de cette vision du moyen âge rapetissait toute chose et poussait le sublime sur la pente du ridicule.

Oui, certes, le théâtre de Victor Hugo est fait pour la lecture. J’avais entendu porter ce jugement ; mais je ne l’ai bien compris que l’autre soir. Le poète semble être monté trop haut. Il a besoin de l’imagination du lecteur pour emplir le cadre de ses poèmes dramatiques. Quand on lit, les invraisemblances choquent moins, les personnages surhumains sont acceptables, les décors simplement indiqués prennent une largeur démesurée. Au contraire, le théâtre ramène tout à la matière ; le cadre se circonscrit, le manque d’humanité des personnages saute aux yeux, la banalité des planches semble railler l’enflure lyrique du drame. Je ne comptais pas sur cet argument en faveur de la cause que je soutiens, mais il m’a frappé et je le formulerai volontiers ainsi : « Il y a un certain degré d’idéal, au-dessus duquel toute pièce devient absurde, les moyens matériels du théâtre ne pouvant plus la traduire. »