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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

des sentiments. Dans cette nouvelle formule, on peut recommencer la peinture de toutes les passions et refaire des chefs-d’œuvre.


VI


Nous fêtons nos grands hommes d’une bien piteuse façon en France. Les saints les moins connus du calendrier sont plus honorés que Molière, Corneille et Racine. Molière a sa statue à Paris, sur une fontaine ; mais Corneille et Racine attendent encore les leurs. On s’est contenté de donner leurs noms à des rues. Chaque année, à la date anniversaire de leur naissance ou de leur mort, la Comédie-Française joue deux pièces de leur répertoire. Elle ajoute un à-propos, petit acte ou simple pièce de vers. Et c’est tout, le théâtre et le public croient avoir suffisamment acquitté leur dette envers le génie.

Rien de funèbre, d’ailleurs, comme ces représentations. L’hommage est devenu officiel. Une vraie corvée, un bout de l’an auquel les comédiens et les spectateurs vont par devoir. Il semble même que les comédiens jouent d’une façon plus grise et plus ennuyée ces jours-là ; l’obligation d’aller à un enterrement n’a rien de gai, en effet. Quant au public, il s’abstient ; un coup d’œil sur l’affiche le déconcerte et le met en fuite. Quelques journalistes venus là par métier, les habitués de la maison, des provinciaux égarés, voilà le plus souvent quelle est la composition de la salle. Et l’on sommeille à demi, en trouvant que le spectacle manque de gaieté.

Il y aurait toute une étude à faire sur les à-propos composés pour la circonstance. Il serait facile de savoir comment la Comédie-Française se procure le petit acte ou la petite pièce de vers d’usage. Je crois qu’elle en fait simplement la commande à un des poètes qui ont la spécialité de ces sortes de travaux. Cela se fabrique sur mesure et doit être livré à jour fixe. Comme on ne joue cela qu’une fois, on n’exige pas une facture très solide : il suffit que la pièce, ainsi que les vêtements complets à quarante-neuf francs, ne craque pas du premier coup, à l’essayage.

Même on m’a raconté une histoire assez piquante. La Comédie-Française, paraît-il, quand elle est lasse de refuser des comédies et des tragédies à quelque poète médiocre qui l’assomme de manuscrits, finit par lui demander une pièce d’anniversaire, comme fiche de consolation. N’était-ce pas le cas de M. Henri de Bornier, avant son succès de la Fille de Roland ? Il était alors la terreur des membres de comité de lecture, car on ne le rencontrait pas dans les corridors, sans lui voir un drame sous le bras. Et, pour adoucir les refus continuels qu’on lui opposait, on lui livrait Molière, ou Corneille, ou Racine, on lui permettait d’assassiner le génie à coups de mauvais vers. Aujourd’hui, M. Henri de Bornier est devenu fier et ne rend plus de ces sortes de services à la Comédie-Française. Ce n’est plus dans sa condition. De moindres que lui peuvent bien s’en charger.

Il y avait encore M. Édouard Fournier, qui mettait des rimes à ses recherches d’archéologue littéraire. Mais c’était là une innocente manie de savant. Aujourd’hui que M. Henri de Bornier se juge trop grand poète pour parler de ses illustres ancêtres, la Comédie-Française devra descendre encore, et je prévois le jour où elle s’adressera aux rimeurs qui font des devises pour les mirlitons. Un acte, une scène, qu’on joue une seule fois, ne tire pas assez à conséquence. C’est se galvauder. On passe l’encensoir au premier poète crotté qui se morfond à la porte. La faute en est au programme, assurément. Mais il n’en est pas moins honteux qu’on ne respecte pas plus les hommes de génie que les souverains, et qu’on salisse leur mémoire sous un flot de cantates fabriquées à la douzaine par des inconnus.

Je faisais ces réflexions, l’autre jour, en sortant de la Comédie-Française, où l’on venait de fêter le deux cent soixante-dixième anniversaire de la naissance de Corneille. Certes, M. Lucien Pâté, l’auteur de la pièce de vers que M. Maubant a récitée devant le buste de Corneille, est un poète de bonne volonté. Je crois même qu’il a publié deux volumes de vers d’une moyenne honorable. Mais ce n’est pas lui faire injure que de lui assigner une place fort secondaire, parmi nos poètes contemporains. Le comité de lecture lui aurait-il refusé une comédie ou un drame en cinq actes ? Cela expliquerait tout. Autrement, il est difficile de comprendre comment, entre tant de fabricateurs de vers merveilleux, la Comédie-Française est allée choisir un poète peu connu et d’une facture singulièrement lourde. Corneille, dans sa tombe a dû s’ennuyer fort.

D’ailleurs, la représentation a été sinistre. On donnait le Menteur et Polyeucte. La Comédie-Française enlève encore assez lestement la comédie de l’ancien répertoire. Mais la tragédie commence à écraser terriblement les épaules des nouveaux interprètes, montés sur les planches depuis une quinzaine d’années.

Ah ! certes, bercé dans une stalle par le ronron fatigant de cette déclamation. je pensais qu’il y aurait une autre manière, plus utile et plus large, de fêter Corneille. Une telle représentation, obscure et chagrine, entre deux représentations flambantes et tapageuses de l'Étrangère, est une honte pour la mémoire de notre grand tragique. Chaque année, la poignée de vers qu’on jette sur son cercueil, sonne plus lourdement ; et, chaque année, celles de ces pièces qu’on égorge pour l’honorer, laissent dans l’esprit du spectateur une impression plus lamentable d’assassinat commis avec préméditation. Ce sont là des hommages gourmés et officiels qui, fatalement, doivent tourner mal. Mais il est d’autres hommages, le culte vrai du génie, celui qui consiste à ressusciter les grands hommes, en les prenant pour modèles et pour guides.

Si Corneille agonise dans nos cœurs, c’est que nous ne le connaissons plus, c’est que sa haute figure a été chassée des planches par les marionnettes grotesques du théâtre contemporain. Sans doute, il ne s’agit pas de retourner à la tragédie ; elle est une formule morte, bonne à laisser dans notre musée littéraire. Mais il s’agit d’apprendre de Corneille la simplicité des moyens, le sublime du simple, l’étude constante des caractères, la belle langue et le développement large des vérités humaines. Il faudrait réagir contre le