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THÉÂTRE CLASSIQUE

passé sous ses yeux ou qu’on lui aura conté.

Toute la complication du portrait d’Angélique, mis en gage par Valère, est aussi d’une allure moderne. Un de nos auteurs pourrait très bien emprunter à Regnard cette invention pour nouer et dénouer une intrigue ; et je suis certain, par exemple, qu’elle ferait merveille entre les mains de M. Victorien Sardou. Il en tirerait tout un quatrième acte mouvementé en diable.

Autre scène qui semble d’aujourd’hui : la lecture de Sénèque faite parle valet Hector à son maître Valère, lorsque celui-ci rentre décavé. Rien n’est comique comme les sentences du grave philosophe, en face de la ruine furieuse du joueur. Sans doute, cette lecture nous paraît pauvrement amenée, et jamais un auteur sachant son métier ne se contenterait d’envoyer sans motif chercher le livre par Hector ; il voudrait justifier davantage la scène, mais certainement il ne la traiterait pas ensuite d’une autre façon. Ce sont là, je le répète, des épisodes où perce déjà le besoin d’intéresser, en dehors de la peinture des caractères.

En somme, notre temps n’a pas encore songé à se servir de ce beau sujet du joueur, qui reste éternel. Il y a bien Trente ans ou la vie d’un joueur, mais je parle ici d’une œuvre littéraire, profondément fouillée et vigoureusement écrite. Je suis persuadé que tous les sujets de la comédie classique sont ainsi bons à reprendre. Tout peut être refait, puisque tout a changé : le cadre, les mœurs, la forme.

Est-ce que le joueur de Regnard est notre joueur à nous ? Non, certes. La passion, absolument parlant, reste la même. Mais l’homme passionné se transforme avec la société. Autant de sociétés, autant de formes de passion, autant d’œuvres à écrire.

Valère est un jeune homme de bonne famille, que son vice réduit à loger en garni. Il joue nuit et jour, rentre défait, mal peigné, blêmi par les veilles. Au demeurant, il est parfaitement honnête, son père ne l’accuse que d’emprunter à usure et de laisser son argent sur les tapis verts ; je veux dire que son vice ne l’a encore conduit à une aucune vilaine action. Le seul acte que le spectateur puisse lui reprocher, est la mise en gage du portrait d’Angélique ; encore l’honnêteté stricte n’a-t-elle rien à voir là dedans, l’amour seul d’une femme peut s’en blesser. On reste ainsi en pleine comédie, et même jamais comédie n’a été plus innocente, jamais on n’a touché à une passion terrible avec plus de ménagement.

En outre, le seul ressort comique est de montrer Valère allant de son amour du jeu à son amour pour Angélique. Quand il gagne, Angélique n’existe plus ; quand il perd, Angélique redevient sa reine. Le ressort est joli, mais on peut dire qu’il n’est pas bien puissant. Aujourd’hui, nous ne nous en contenterions certainement pas pour emplir cinq actes. Et pourtant cette simplicité est aimable, d’autant plus qu’elle amène un des dénouements les plus logiques qu’il y ait dans notre ancien répertoire.

Lorsque Angélique découvre que Valère a mis son portrait en gage, elle est si profondément blessée que, de dépit, elle donne sa main à Dorante. Valère, resté seul avec son valet Hector, exprime l’espoir que le jeu l’acquittera un jour des pertes de l’amour, et pas davantage. Mais cela suffit. Valère, en effet, ne pouvait finir autrement. Joueur il est, joueur il demeure. Si l’auteur, pour obtenir un dénouement aimable l’avait corrigé et marié à Angélique, il eut fait là une berquinade odieuse. J’aime beaucoup cette fin dans sa simplicité. Elle est d’un homme qui aimait le vrai.

Maintenant, imaginez qu’un de nos auteurs contemporains veuille remettre le joueur au théâtre. Ne le pourra-t-il pas ? La matière est-elle épuisée ? Certes, la matière reste presque entière, car Regnard, malgré son talent, n’a vraiment pris que la vie superficielle du sujet. Valère ne gênera personne. Ce type du joueur n’est pas tellement coulé en bronze qu’on n’y puisse revenir, et dans la comédie, et dans le drame. Évoquez l’idée du jeu, aussitôt vous verrez se dresser les figures les plus accentuées, vous n’aurez que l’embarras du choix. Les intrigues se noueront d’elles-mêmes, vous remuerez toutes les misères et toutes les émotions. Dernièrement encore, les rumeurs les plus étranges n’ont-elles pas couru : des cercles fermés, des pertes considérables, des personnages politiques atteints, des histoires de vol chuchotées à voix basse ? Toute l’humanité râle et rugit dans le jeu. Les auteurs dramatiques n’ont qu’à se baisser et à prendre.

Un détail bien caractéristique : c’est que, dans le Joueur, pas un moment on ne voit Valère les cartes ou les dés à la main. Les scènes de jeu se passent à la cantonade. Il vient seulement raconter ses émotions au public. Aujourd’hui, au contraire, si l’on mettait le joueur à la scène, l’acte du tripot, l’acte où l’on verrait le héros en proie à sa passion, serait certainement l’acte important, celui sur lequel l’auteur compterait le plus. Il montrerait le joueur grisé par le bruit de l’or, gagnant et perdant au milieu de l’angoisse, risquant jusqu’à son honneur dans une partie suprême.

Les deux formules dramatiques sont là en présence. Nous voulons voir, tandis que nos pères se contentaient d’écouter. Le besoin du fait matériel est devenu de plus en plus impérieux. Tandis que les spectateurs d’autrefois se plaisaient à l’étude simplifiée des caractères, à la dissertation dialoguée sur un sujet, les spectateurs d’aujourd’hui exigent l’action elle-même, le personnage allant et venant dans son milieu naturel.

Malheureusement, si nous avons gagné en réalité, nous avons perdu en vérité supérieure. Les personnages sont devenus des pantins, et les faits les ont dominés. On a fini par aboutir à la pièce d’intrigue, qui n’est plus que de l’action, et dans laquelle l’étude des caractères a complètement disparu. Cette pente et cette chute étaient fatales, car les réactions ne s’arrêtent jamais à moitié chemin.

Ce qu’il y a à faire aujourd’hui, je crois, c’est de garder le cadre réel, la vie telle qu’elle s’élargit autour de nous ; mais c’est en même temps de remonter aux origines classiques, pour retrouver la hauteur de la conception et rendre à l’analyse psychologique et physiologique des personnages son rôle souverain. Il nous faut la belle simplicité des maîtres, l’idée se développant d’elle même et n’ayant d’autre ressort que la logique