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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

Hugo, ne l’est nullement, puisqu’au contraire la forme tragique paraît plus en faveur aujourd’hui que la forme romantique. Nous sommes cahotés entre ces deux formes, et notre anxiété est grande, car il serait temps de trouver la forme dramatique du mouvement littéraire actuel.

Je ne puis que me répéter. Il faut remonter aux sources, à la formule classique, si l’on veut d’abord se dégager des étrangetés du drame romantique. Une seule chose est à prendre au mouvement de 1830, c’est l’affranchissement absolu des genres, la conquête de la liberté dans l’art. Ensuite, il s’agit de faire de cette liberté un usage tout nouveau. La tragédie était une formule de courtisans et de rhétoriciens, d’un équilibre parfait, dont nous ne pouvons prendre ni la langue ni les procédés. Mais il faut lui emprunter sa hautaine simplicité, son dédain des intrigues compliquées, son analyse continue des personnages. J’imagine une pièce moderne ainsi faite : un grand fait simple, se développant grâce à la seule étude logique des passions et des caractères. Je sens confusément que l’avenir est là. Seulement, il s’agit de réaliser cet avenir.

Je ne défends point la tragédie, le principe m’en paraît uniquement un point de départ excellent pour un auteur dramatique qui voudrait tenter le naturalisme au théâtre. Ce principe est celui de l’importance dominante de la psychologie, l’analyse des personnages avant l’intérêt grossier des faits, ou mieux encore toute la scène donnée à la peinture des caractères. Maintenant, je sais combien le fait est nécessaire ; je crois seulement qu’il faut le subordonner et ne l’employer que pour peindre le personnage. Il en est de même pour le milieu, que je veux exact et très caractérisé, mais dans le seul but d’expliquer et de compléter les êtres qui s’y meuvent.


V


Ce qui m’a souvent frappé, c’est l’importance des valets dans la comédie du dix-septième siècle. Chez Regnard surtout, les valets sont les chevilles ouvrières de la pièce. Ils sont certainement de beaucoup supérieurs aux maîtres. Ils ont l’activité, l’esprit, le bon sens ; ils tiennent toute la place, sont toujours en scène, finissent par effacer les autres personnages. Dans les Folies amoureuses, les plus jolies choses, les vers qui portent, ceux où l’auteur a mis sa verve la plus gaie, sont assurément ceux qu’il a placés dans la bouche de Lisette et de Crispin.

Mais je m’en tiendrai au Joueur. N’est-ce pas Nérine qui chapitre sa maîtresse Angélique et d’importance, avec un bon sens parfait ? N’est-ce pas Hector qui dit ses quatre vérités à Valère et qui a toujours raison devant lé public ? Ils ont, en outre, la plus grosse besogne ; ils exposent la pièce dans une scène interminable ; ils sont les confidents, que dis-je ! les amis intimes de leurs maîtres. Angélique épanche son cœur en présence de Nérine ; elle la met de moitié dans ses tendresses de jeune fille, et lui parle comme elle ne parlerait certainement pas à sa mère. De son côté, Valère n’a rien de caché pour Hector, il fait devant lui la chose la plus indélicate, il l’associe, en un mot, à tous les actes de son existence.

Et je pensais à ceci. Transportez un moment le Joueur dans le milieu moderne, et demandez-vous si des valets pareils seraient tolérés sur la scène par notre public. Évidemment non. Je me souviens qu’on a cruellement reproché à M. Alexandre Dumas ce mot d’un laquais de l’Étrangère, qui s’approchait de la duchesse et qui osait murmurer respectueusement : « Madame est-elle souffrante ? ». On a dit que ce laquais était de fort mauvais ton et que jamais un laquais ne parlait ainsi à une duchesse. Bon Dieu ! que serait-ce si l’on remettait Nérine et Hector à la scène ! On se demanderait tout simplement si l’auteur est fou, où il a vu de tels gens ; et ce serait une risée formidable, à tuer du coup la comédie.

Je voulais arriver à cette conclusion qui paraîtra peut-être banale : nous avons fait des pas énormes dans le respect de la réalité. Les valets de l’ancienne comédie étaient au fond des personnages abstraits, car je ne m’imagine pas que les Hector et les Nérine aient jamais été copiés sur les valets du temps. Dans la formule dramatique classique, les choses se passaient au-dessus des faits, dans la pure spéculation des caractères. De là une insouciance absolue pour les vérités matérielles. Il fallait une confidente à Angélique pour expliquer les combats de son cœur, et Regnard lui a donné une servante, comme un auteur de nos jours lui donnerait une tante, afin de respecter davantage la vie réelle. Et voyez, la force de la tradition : ces valets de fantaisie, qui viennent du théâtre grec et du théâtre latin, après avoir régné dans notre théâtre classique, achèvent d’agoniser aujourd’hui dans nos vaudevilles, si bien que, si l’on écrivait l’histoire des valets au théâtre, on écrirait en même temps l’histoire du mouvement naturaliste.

D’ailleurs, bien que Regnard soit né trente-trois ans seulement après Molière, il y a dans son théâtre un souffle plus moderne. Certes, il n’a pas le génie profond, et amer sous le rire, de notre grand comique ; il est d’un vol beaucoup moins haut ; mais il tâche déjà de compliquer ses pièces et de les égayer par des épisodes pleins d’une libre fantaisie.

Je citerai l’épisode du marquis, le monologue célèbre où reviennent comme un refrain ces mots : « Allons, saute, marquis ! » exclamation si bizarre et jeu de scène si peu attendu, qu’ils ressemblent aux licences lyriques prises par les poètes de notre temps. Ce vulgaire coquin, ce chevalier d’industrie, que sa fortune exalte un moment jusqu’à lui faire danser un menuet extravagant, n’appartient guère à notre comédie classique et se rapproche des nerveuses créations de Shakespeare. Le bel équilibre est rompu, le refrain : « Allons, saute, marquis ! » revient encore à deux reprises ; et, au lieu des personnages latins, si pondérés et si pleins de beaux arguments, il me semble tout d’un coup apercevoir notre détraquement moderne, nos pantins désarticulés dansant sur la corde raide de l’imagination. J’ajouterai même que, pour moi, Regnard n’a pas inventé ces sauts du marquis, tant ils étaient peu dans la littérature du temps ; il aura utilisé là un fait qui se sera sans doute