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THÉÂTRE CLASSIQUE

demain elle se transformera encore. Seule, la critique ne change pas, elle nie l’avenir, même après l’étude du passé. Mais les audacieux, les novateurs ont pour eux les grands hommes. À l’abri du génie de Corneille, ils peuvent tout vouloir et tout faire.


IV


L’Odéon a donné, dimanche, une matinée littéraire fort intéressante. On jouait Iphigénie, d’une façon très médiocre, et pourtant on ne saurait croire quel effet prodigieux a produit cette tragédie sur le public peu lettré des dimanches. Il n’y avait, dans la salle, que de bons bourgeois, quelques artisans, des curieux venus là, sans savoir seulement quelle pièce on allait jouer. On les aurait à coup sûr embarrassés, si on leur avait demandé à quelle époque vivait Racine. J’ajoute même que les personnages de la tragédie, Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie, Achille, devaient être pour eux des personnages stupéfiants. Et toute la salle se passionnait, toute la salle pleurait. Je vois là un trait caractéristique, qui me confirme dans mes idées sur notre théâtre.

Certes, le public naïf et illettré dont je parle, se soucie très médiocrement de la tragédie. Il fait bon marché de l’allure classique des vers, des trois unités, des règles et des anciens. Il est en dehors de nos querelles littéraires, et on l’étonnerait beaucoup, si on lui apprenait qu’il a tort d’applaudir, parce qu’il fait là une manifestation rétrograde. Son raisonnement est tout simple, ou plutôt il n’a pas de raisonnement. S’il s’ennuie, il bâille ; s’il est touché, il sanglote. Telle est son esthétique. Et c’est pour cela que les impressions ressenties par lui sont des indications si précieuses. Ce sont des impressions franches, que rien ne dévie ni ne transforme.

On doit se demander alors pour quelles raisons une tragédie comme Iphigénie a encore une action si vive sur le public, après deux cents ans d’existence. Au lendemain de la période romantique de 1830, nous nous sommes accoutumés à cette idée que rien n’était plus froid ni moins vivant qu’une tragédie ; et voilà qu’une de ces pièces, déclarées si glaciales, met en larmes deux mille bourgeois, honnêtement rassemblés pour passer une après-midi pluvieuse. Nous nous sommes donc trompés ? Nous avons accepté contre la formule tragique un préjugé ridicule. Il y a là tout un procès à réviser.

Je viens de relire Iphigénie, et je m’explique parfaitement ce qui peut y toucher encore si profondément un public de nos jours. L’émotion y naît de la grandeur et de la simplicité tragiques. Ces deux mots de grandeur et de simplicité me semblent résumer complètement l’ancienne formule dramatique. L’action était simple ; elle se développait, coupée par deux péripéties au plus, marchant sans effort vers le dénouement. Jamais le poète ne sacrifiait à l’effet. Il évitait les heurts, les imaginations extraordinaires ; il restait dans un monde supérieur, qui lui permettait de diminuer l’importance des faits et d’accorder toute la place à l’analyse des sentiments et des passions. Il simplifiait et élargissait.

Certes, l’œuvre perdait en mouvement. Elle n’était plus vivante aux yeux. Elle devenait une dissertation dialoguée sur un événement dramatique. Seulement, elle s’adressait à l’intelligence par l’importance souveraine qu’elle donnait aux passions des personnages. Je prends, par exemple, Iphigénie. Quel est le sujet ? Un père qu’un oracle force à sacrifier sa fille, et qui dispute cette fille à une mère et à un amant. Jamais sujet plus poignant n’a été mis au théâtre. En admettant qu’un auteur pût transporter aujourd’hui ce sujet dans le milieu moderne, il chercherait des complications terribles, il croirait augmenter l’effet dramatique en précipitant l’action dans toutes sortes d’épisodes. Au dix-septième siècle, au contraire, l’auteur s’est contenté de la nudité de sa fable. Pas le moindre écart. La pièce dédaigne les faits environnants et se passe d’un bout à l’autre en conversation. Mais ces conversations mettent continuellement à nu le cœur des personnages, dans toutes les phases possibles des sentiments qu’ils éprouvent.

De là, certainement, l’éternelle émotion de ce spectacle. Je veux bien que le langage de cour employé par Racine soit conventionnel, que nous soyons choqués à chaque instant par les mensonges du milieu et le carnaval des personnages. Mais si l’illusion scénique ne peut guère se produire pour nous, qui sommes habitués maintenant à une reproduction beaucoup plus exacte de la vie, nous n’en sommes pas moins pris tout entiers par l’humanité des personnages. Ce sont nos désirs, nos colères, nos joies, nos grandeurs, nos bassesses, qui sont en scène et qui occupent, toute la largeur du théâtre. Clytemnestre est une mère qui défend sa fille, et elle nous bouleverse d’autant plus qu’elle n’est pas autre chose ; elle n’agit pas, elle est la mère typique et comme dégagée d’une action quelconque, qui l’amoindrirait en la spécialisant. Peu à peu, l’intérêt naît de la passion elle-même.

Je tâche d’expliquer ici la puissance de cette formule classique qui a survécu aux victoires romantiques de 1830. Aujourd’hui, le drame de cette époque est tout aussi démodé que la tragédie ; et je doute même que Ruy Blas, joué à l’Odéon en matinée, produise la même émotion qu’Iphigénie. Les poètes romantiques, au théâtre, ont simplement écrit des tragédies épileptiques ; ils ont cru transformer l’art, en se contentant de transformer la rhétorique ; aussi, le mouvement qu’ils pensaient avoir déterminé, s’est-il arrêté brusquement, et nous nous trouvons, à cette heure, plus inquiets que jamais, devant le drame qui a vieilli en trente ans, et devant la tragédie dont nous ne voyons pas l’adaptation à notre époque.

J’ai souvent déjà touché à ces questions. C’est que je les regarde comme d’un intérêt capital pour l’avenir de notre théâtre. Interrogez nos auteurs dramatiques, rappelez-vous les dernières pièces qui ont été jouées cet hiver. Vous verrez que les efforts se partagent : les uns acceptent la tragédie ou le drame dans l’intégrité de leurs formules, d’autres tâchent de trouver un compromis entre les deux genres. La querelle que l’on croyait tranchée après les drames de Victor