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THÉÂTRE CLASSIQUE

le rôle de George Dandin. Je suis d’avis qu’on doit le jouer comme Molière l’a certainement compris, en mari comique dont les mésaventures sont mises à la scène pour la plus grande gaieté des spectateurs. Le fond de l’œuvre peut être amer et cruel ; mais, à coup sûr, George Dandin est un grotesque. On dénature absolument la pièce en lui donnant un accent moderne, en faisant du paysan enrichi trompé par sa femme la figure souffrante et sourdement furieuse du peuple écrasé par la noblesse. La profondeur de George Dandin est d’être une farce et d’ouvrir sur la vilenie humaine une large fenêtre. L’acteur qui, en s’agenouillant devant Angélique et en lui demandant pardon, ferait rire et donnerait à la fois envie de pleurer, serait sublime.


III


Notre jugement est émoussé sur les œuvres vénérables que la tradition nous a léguées. Elles restent dans le musée de nos chefs-d’œuvre, on les voit et on s’incline. Personne ne songe à les discuter. Rien n’étonne plus en elles, parce qu’elles nous sont familières depuis le collège. Tout nous y paraît naturel et nécessaire. Et pourtant, que de leçons on en tirerait, si on les étudiait à notre point de vue moderne, je veux dire si on les comparait à nos œuvres actuelles, de façon à mesurer les différences qui séparent deux époques de notre littérature dramatique !

Imaginez que vous assistez à une représentation d’Horace sans connaître la pièce, sans en avoir, en quatrième, appris des morceaux par cœur, sans retrouver dans votre mémoire les jugements de deux siècles de commentaires. Vous ne connaissez que le répertoire de M. Sardou et de M. Dumas ; je cite ces noms, parce qu’ils caractérisent notre moment dramatique actuel. Et vous écoutez, et vous vous faites un jugement à vous, et vous avez des impressions toutes neuves.

D’abord, il n’est pas de sujet plus pathétique au monde et qui remue des sentiments plus profonds ni plus nobles. Ces deux familles, les Horace et les Curiace, déjà unies par le mariage d’Horace et de Sabine, et que va lier plus étroitement celui de Curiace et de Camille, ces beaux-frères qui s’égorgent pour la patrie, tandis que les femmes sanglotent, offrent un intérêt poignant et tendent jusqu’à les briser la tendresse du père pour le fils, l’affection de la femme pour l’époux, l’amour de la jeune fille pour le fiancé. Seulement, un spectateur de nos jours, habitué aux ménagements et aux nuances du répertoire contemporain, trouverait bien de la barbarie dans cet héroïsme. Tout cela lui semblerait cruel et inutile, à peine supportable. Nous avons d’autres mœurs, nous n’acceptons de pareilles aventures que dans la légende.

Peu importe d’ailleurs le sujet. Il est très dramatique, il aurait pu tenter un auteur de nos jours. Où commence l’intérêt de la comparaison, c’est dans la fabrication même de la pièce. Je suppose que M. Sardou, qui a écrit la Haine, se soit laissé tenter par le sujet d’Horace. Immédiatement, tout son effort aurait porté sur la façon de présenter les personnages et l’action le plus habilement possible, de manière à atténuer les reliefs trop forts, à expliquer les passions, à escamoter, en un mot, les difficultés. M. Augier et M. Dumas eux-mêmes ne se seraient embarqués dans une pareille œuvre qu’après s’être assurés du mécanisme parfaitement huilé des actes et de la possibilité d’un dénouement.

Chez Corneille, au contraire, on n’aperçoit aucune de ces préoccupations. Il n’a qu’un levier pour toute mécanique, le patriotisme, et quelque chose même de plus raide encore, le fanatisme du Romain pour Rome. Le mot : Rome, et le mot : Romain, reviennent à chaque ligne, comme des arguments suprêmes. Ils remplacent nos ficelles, nos habiletés, nos précautions. Ce sont eux qui amènent les péripéties et qui les dénouent.

Et quelle nudité dans l’action, quels actes vides, si on les compare aux actes les moins chargés d’aujourd’hui ! Premier acte, trois scènes : Sabine et Julie posent la guerre de Rome et d’Albe et la lutte qui va s’engager entre les deux familles, puis Camille exprime quand même son amour pour Curiace, et enfin Curiace vient annoncer qu’on ne se massacrera pas, que des champions choisis de part et d’autre videront la querelle. Au second acte, le plus pathétique, Rome a choisi les Horace, et Albe, les Curiace ; Sabine et Camille sanglotent ; mais le vieil Horace envoie ses fils et ses gendres au combat. Le troisième acte est tout en récits : les personnages accourent successivement raconter les phases du duel, la toile tombe sur la prétendue défaite d’Horace. Quand elle se relève sur le quatrième acte, Horace est vainqueur ; et là se présente cette étrange péripétie de l’assassinat de Camille par son frère, que rien n’annonçait et qui recommence une pièce. Enfin, on ne trouve dans le cinquième acte que des plaidoyers pour ou contre le crime d’Horace, qui est finalement acquitté par le roi, grâce au service qu’il a rendu à la patrie.

Est-ce là « le théâtre », comme la critique l’entend aujourd’hui ? Quelle serait la stupeur de cette critique et du public, si on jouait une pièce de débutant ayant cette naïveté de mécanisme ! Le traiterait-on assez de maladroit et d’inexpérimenté ! On l’enverrait à l’école de Scribe, en lui prouvant qu’il ne sait absolument pas ce que c’est que « le théâtre ». Ah ! le théâtre, monsieur ! le théâtre veut ceci, le théâtre veut cela. Et l’on pousserait peut-être la plaisanterie, vis-à-vis de cet innocent ahuri, jusqu’à le rappeler au respect des maîtres.

Je vois M. Sardou plein de dédain pour le premier acte. Quelle pauvreté d’exposition ! Rien de préparé pour le dénouement, pas une petite complication qui fasse haleter le spectateur. Le second acte lui-même est bien pâle. Il aurait pu fournir des coups de théâtre si étonnants, ce second acte ! Et rien du tout : Horace et Curiace sont là qui causent tranquillement, celui-ci félicitant celui-là d’avoir été choisi comme champion de Rome, lorsqu’un soldat entre lui annoncer qu’on vient de le désigner comme champion d’Albe. Et c’est tout, voilà la situation capitale de la pièce posée sans tapage, dans des conversations sans fin. Un directeur rendrait l’acte en disant : « C’est froid, c’est anti-scénique, trouvez-moi