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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

se retrouvent tels quels en face les uns des autres ? Même, il n’y a pas de dénouement, elle pourrait continuer. La critique a bien une furieuse envie de protester ; mais elle se tait, n’osant compromettre son respect hypocrite des maîtres.

La façon dont Molière a compris et traité son sujet est très simple. Il voulait un mari trompé et berné. Alors, il a mis à la scène trois tromperies, et de chaque tromperie a fait un acte. Elles sont de plus en plus fortes, voilà tout. Mais elles se répètent, elles ne constituent en aucune façon ce que nous entendons aujourd’hui par une intrigue.

Premier conte. George Dandin apprend que Clitandre envoie des messages à sa femme, Angélique, et s’en plaint aux Sotenville. Angélique et Clitandre, tout en paraissant se quereller, trouvent le moyen d’échanger des paroles tendres, à la barbe même du mari. Et George Dandin est obligé de faire des excuses à Clitandre. — Deuxième conte. Clitandre s’introduit chez Angélique. Puis, au moment où George Dandin les fait surprendre par les Sotenville, Angélique donne le change, en feignant de chasser Clitandre de chez elle. — Troisième conte. George Dandin réussit à prendre les deux amants au piège. Angélique, en revenant d’un rendez-vous, trouve la porte fermée. Mais elle feint de se tuer, et, quand son mari sort pour s’assurer de l’aventure, elle le prend à son tour, se glisse dans la maison et ferme la porte ; de sorte que à l’arrivée des Sotenville, c’est George Dandin qui est dûment convaincu d’être un paillard et un ivrogne.

Ouvrez nos anciens conteurs, et vous trouverez ces trois contes, ou du moins des contes qui ont avec eux une grande parenté. La source est là, dans ces joyeuses histoires de maris trompés, qui égayaient tant nos pères. Il a suffi d’en choisir trois et de les accrocher les unes dans les autres, pour mettre sur la tête d’un mari toutes les mésaventures imaginables. Je ne puis m’étendre mais j’ai indiqué suffisamment, je crois, la manière dont la pièce a dû être écrite.

Et quels contes adorables ! Je ne sais rien de plus charmant que les premières scènes du troisième acte. La nuit est noire, Clitandre et Lubin arrivent en tâtonnant ; Angélique et Claudine, à leur tour, sortent de la maison. C’est le colin-maillard des amoureux. Ils s’appellent dans les ténèbres d’un léger souffle des lèvres ; on dirait de petits baisers qui volent. Puis, ils se trompent, se cherchent mieux et se tiennent enfin. Alors, à pas de loup, ils s’en vont ; Clitandre et Angélique s’assoient au fond de la scène, les mains dans les mains ; tandis que Claudine et Lubin, debout, ont des silhouettes d’oiseaux bavards et effarouchés. Cependant, George Dandin sort derrière sa femme, et sur le devant de la scène, entre lui et son valet Colin, se joue cette farce classique du valet à moitié endormi qui va à gauche, lorsque son maître le croit et lui parle à droite. Les amoureux accompagnent cette grosse farce du joli bruit de leur caquetage.

L’autre soir, devant cette scène, j’étais attendri. Les grâces de notre ancienne gaieté sont toutes là. Comme cela est frais et tendre, et comme on rit de bon cœur ! les maris trompés étaient et sont restés si drôles ! Voilà les amours lâchés, la maitresse et la servante en partie fine dans la tiédeur de l’ombre, pendant que le mari ridicule est aux prises avec un fainéant qui dort debout. Cela évoque un art libre et bien portant, s’amusant des jolis vices humains, se haussant à la vérité par l’audace de l’observation et la justesse de la langue.

Bien d’autres scènes appartiennent ainsi à la farce, toutes les scènes de valet, par exemple. La pièce pourrait être jouée sur des tréteaux, sans rien perdre de sa largeur. Et quelle simplicité de comique ! Rien de plus puissant, dès le début, que les confidences de Lubin racontant au mari, avec de grands airs mystérieux, le message d’amour qu’il vient de porter chez la femme. Le rire est irrésistible. C’est là une exposition très heureuse. La facture a une franchise et une solidité sans pareille.

Eh bien ! je le demande, si George Dandin se produisait aujourd’hui, quelle serait l’attitude de la critique ? D’abord, je crois que la pièce n’irait pas jusqu’au bout ? jamais on ne permettrait à un auteur vivant la scène des excuses de George Dandin à Clitandre, et encore moins le dénouement, le mari agenouillé, demandant pardon à la femme qui le trompe. Il y a là une outrance de satire que nos sensibleries ne tolèrent plus. Ensuite, la critique foudroierait le jeune auteur. La pièce serait immorale, ennuyeuse, écrite grossièrement ; et, qui plus est, il n’y aurait qu’un cri pour la déclarer mal faite. Des autorités considérables diraient doctement : « Cela n’est pas du théâtre ! »

Ils ont raison, Molière n’entendait rien au théâtre, je veux dire au théâtre tel qu’on le fabrique aujourd’hui, tel que les procédés de Scribe et de ses successeurs l’ont fait. Cela prouve que « le théâtre » n’existe pas ; il y a « des théâtres », des façons de traiter les sujets dramatiques selon les époques, façons qui changent continuellement et que jamais un code ne fixera. On peut tout tenter au théâtre, parce que le théâtre reste toujours ouvert aux nouvelles générations d’écrivains. L’art n’a d’autres limites que l’impuissance des artistes.

Ce qu’il faut dire, c’est que notre théâtre actuel est loin d’être aussi scénique que le théâtre de Molière. Dans ce dernier, chaque scène est merveilleuse d’allure, coupée de jeux symétriques, allant et venant, avec la cadence d’un menuet bien réglé, en montant peu à peu, avec des transitions à peine sensibles, jusqu’à un éclat final. C’était là un art très compliqué, très savant, l’art des parades de foire, raffiné et appliqué à la haute comédie. Cet art peut n’être plus bon pour la peinture de notre société si complexe ; mais il n’en reste pas moins un outil intéressant, qui a suffi à un homme de génie pour écrire des chefs-d’œuvre. Molière, jugé comme un pauvre charpentier dramatique de nos jours, a été l’homme de théâtre le plus habile de son temps.

L’art est donc libre, et, puisque les formules changent, il est permis à chacun de chercher la formule usée de la veille. Quand Molière arriva, il inventa ou du moins arrangea sa formule. Ce qu’il faut lui prendre, c’est la franchise de sa facture, la simplicité de son action, l’ignorance où il était des petits procédés et des complications puériles.

On a beaucoup discuté sur la façon d’interpréter