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THÉÂTRE CLASSIQUE

la bile. Je connais des sonnets et même des poèmes dont la lecture le rendrait fou. Lui qui se fâchait pour « nous berce un temps notre ennui », il trouverait, dans nos plus grands poètes, d’autres tournures qui rendent celle-là bien innocente. Certes, il aurait raison de le déclarer :

Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité,
Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure.
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.

M. Delaunay, qui jouait Alceste pour la première fois, a dit la chanson : « Si le roi m’avait donné », avec une bonhomie attendrie, du plus charmant effet. On l’a beaucoup applaudi. C’est qu’elle est vraiment délicieuse, cette chanson, et je fais d’elle le même cas qu’ Alceste. Notre génie français est là, en somme, et non dans ces subtilités italiennes, dans ces rêveries allemandes, dans ces fureurs anglaises, qui tour à tour ont abâtardi notre littérature.


II


Je veux simplement transcrire ici les réflexions que j’ai faites dans mon fauteuil, en revoyant à la scène George Dandin, cette farce si profonde et si puissante. Il est bon de remonter à Molière, quand on a pris la lourde tâche de défendre la vérité et la liberté au théâtre.

D’abord, la hardiesse de la pièce m’a frappé. Certes, je n’entends pas pousser les choses jusqu’à faire de Molière un précurseur de la Révolution, comme certains l’ont tenté. Mais, en vérité, George Dandin est la première pièce où la noblesse soit plaisantée d’une terrible façon. Écoutez ceci : « Je connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes ; c’est notre bien qu’ils épousent… ». Et plus loin, George Dandin, parlant de son mariage à sa belle-mère, madame de Sotenville, ajoute : « L’aventure n’a pas été mauvaise pour vous, car, sans moi, vos affaires, avec votre permission, étaient fort délabrées, et mon argent a servi à reboucher d’assez bons trous… ». Rien de plus grotesque, d’ailleurs, que ce ménage des Sotenville ; on n’a certainement pas fait depuis des caricatures de nobles plus bouffonnes ni d’une bêtise plus magistrale.

Il faut se reporter aux temps, si l’on veut comprendre toute l’audace de ces figures. La noblesse régnait au théâtre comme à la cour. Sans doute, Molière avait bien choisi son terrain. Il se moquait de la noblesse de province, arriérée dans des idées et des manières dont on faisait des gorges chaudes à Versailles. Les seigneurs, qui riaient des Sotenville, ne croyaient certainement pas rire d’eux-mêmes. Le beau Clitandre, le type du courtisan parfait, a le rôle d’un Prince Charmant et représente là le triomphe de la jeune noblesse ; il raille finement tous ces provinciaux, il se fait aimer d’Angélique, au nez des parents et du mari. Mais, au fond, le premier coup de pioche n’en est pas moins donné, dans le vieil édifice ; on entend comme un craquement. Plus tard, les attaques pourront être plus directes, elles ne seront pas plus rudes. Molière, avec l’intuition de son génie, allait droit à l’antagonisme qui devait, au siècle suivant, bouleverser et renouveler la société française.

Remarquez que George Dandin est le patron d’une foule de pièces modernes. Il s’agit, en somme, d’une mésalliance qui tourne au dommage du mari. Je ne crois pas que ce sujet ait reparu au théâtre avant le commencement de notre siècle. Du moins, c’est après l’empire, lorsque les émigrés revinrent et épousèrent des bourgeoises, en comprenant la puissance nouvelle de l’argent, que le drame et la comédie des mésalliances envahirent notre littérature. Pendant vingt ans, nos auteurs abusèrent de ce heurt de la bourgeoisie et de la noblesse. Je citerai Mademoiselle de la Seiglière et Sacs et parchemins, de Jules Sandeau. C’est pour cela sans doute que George Dandin nous paraît être la pièce de Molière la plus vivante de modernité. Au dix-septième siècle, les œuvres sont rares où l’on voit agir et parler un paysan enrichi.

À la vérité, le côté social me préoccupe beaucoup moins que le côté littéraire. Je désirais simplement établir le choix original et hardi du cadre. Ce qui m’intéresse surtout, c’est la façon dont la pièce est traitée.

Nous assistons là à la transition entre la farce, telle qu’on la jouait à la foire, et la comédie de mœurs, telle que nous l’entendons aujourd’hui. Plusieurs scènes, dans George Dandin, sentent encore les tréteaux ; je les signalerai tout à l’heure. Seulement, c’est ici une farce élargie et crevant son cadre, c’est une farce dont le génie a fait une des pages les plus amères et les plus cruellement humaines que je connaisse. Jamais le mépris de l’homme n’a été poussé plus loin, jamais la société n’a reçu un soufflet si rude. Il faut chercher dans la littérature anglaise et lire le Volpone, de Ben Johnson, pour trouver une telle satire.

Je n’entends pas forcer le texte et prêter à Molière des intentions féroces de moraliste qu’il n’a pas eues. La pièce a été écrite dans le but de distraire Louis XIV ; il est invraisemblable que le poète comique ait songé à choisir cette occasion pour risquer une œuvre révolutionnaire. Non, la pièce n’est qu’une farce, elle n’a qu’un but, celui de faire rire, et si elle fait songer, si elle fait pleurer, c’est que le génie de Molière devait fatalement mettre sous le rire des réflexions et des larmes. Les contemporains ne paraissent y avoir vu qu’une bouffonnerie très plaisante. Peut-être fallait-il que George Dandin montât peu à peu au rang d’homme, pour que tout notre être se révoltât, en le voyant s’agenouiller et demander pardon à sa femme.

Un conte, un bon conte, la pièce n’a pas dû être autre chose. Et même elle contient trois contes, car chaque acte est, à vraiment parler, un nouveau conte sur le même sujet. Ce qui me réjouit, c’est la grimace de la critique actuelle, forcée d’avaler George Dandin, écrasée sous le grand respect qu’elle doit à Molière. Le spectacle est plaisant. Voilà donc un maître, un classique, qui nous venge un peu des coups de férule distribués aux auteurs immoraux et pleins de licence. Que pense la critique actuelle de cette pièce, qui ne marche pas, dont la situation reste toujours la même, où trois fois les personnages