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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

Non, il n’est pas permis d’écrire un quatrième acte pareil. Interrogez M. Sardou, qui s’honore d’être un petit-fils de Molière. Oh ! nous avons beaucoup perfectionné le quatrième acte ; au jour d’aujourd’hui, on confectionne cela dans la perfection. Où est la scène à faire, dans le Misanthrope, je vous le demande ? Je me doute que la scène à faire, c’est l’explication qui doit inévitablement se produire entre Alceste et Célimène. Seulement, Molière a fait cette scène-là trois fois. Consultez les critiques autorisés, c’est deux de trop. Ensuite, ça manque d’agrément et ça n’amène rien. Si l’on donnait le Misanthrope à un de nos vaudevillistes, il en ferait un petit acte délicieux.

J’ai l’air de plaisanter, j’affirme pourtant que j’ai entendu proposer sérieusement de réduire le Misanthrope en un acte. Débarrassé des longueurs, il deviendrait un agréable lever de rideau. Vous imaginez-vous la lettre d’un directeur refusant aujourd’hui le Misanthrope ? Elle serait bien amusante à écrire. Le directeur aurait à donner tant de bonnes raisons !

« Monsieur, j’ai le regret de vous annoncer que votre pièce ne convient pas du tout à mon théâtre. Il faudrait en couper les deux tiers. Vous avez là cinq actes d’exposition qui ne mènent à rien. Où est la pièce ? je la cherche encore. L’action manque complètement, ce ne sont que des conversations vides, et vous savez que l’action est de toute nécessité au théâtre. Nous ne jouerions pas votre œuvre dix fois. Puis, vos personnages ne sont pas sympathiques. Grave erreur, monsieur ! car vous ne l’ignorez pas davantage, le théâtre vit de sympathie. Il y a bien votre Philinte et votre Éliante ; mais ils n’agissent pas assez. Vous auriez pu, — pardonnez-moi, si je vous soumets cette idée, — vous auriez pu donner quelque piquant à votre dénouement, en confiant à Philinte le soin de l’amener ; par exemple, il aurait réconcilié Alceste avec la société, en lui abandonnant Éliante, tandis qu’il aurait lui-même épousé Célimène. Je ne sais pas comment, ce serait à vous de creuser cette idée. Telle qu’elle est, monsieur, la pièce est injouable. On pourrait peut-être la donner une fois en matinée… »

Et ce directeur serait fort sage. Tous les hommes du métier l’approuveraient.

Quel drame superbe pourtant que ce Misanthrope ! J’entendais dire qu’il fallait le regarder simplement comme une dissertation, une suite d’entretiens en belle langue. Ce n’est point là mon opinion. Je trouve la pièce très poignante, dans sa marche lente et large. Ce ne sont pas les faits qui vous prennent et piquent votre curiosité ; peu importe la façon plus ou moins saisissante dont les épisodes se présentent. On est intéressé par les caractères, le drame entier se joue dans les intelligences et dans les cœurs.

Voyez ce qu’un de nos auteurs modernes aurait, par exemple, fait des deux premiers actes. J’admets qu’il eût, comme Molière, consacré le premier à poser Alceste et le second à poser Célimène. Mais il se serait ingénié à accumuler les petits épisodes pour égayer cette exposition, et il aurait noué là quelque intrigue bien compliquée. Molière expose tranquillement ses personnages, dans des scènes interminables ; il les fait parler, il les analyse par leurs discours mêmes, il les plante devant le public dans l’attitude typique qu’il veut leur donner, et pas autre chose ; son effort consiste à n’oublier aucun trait, à créer des êtres vivants, qui finissent par devenir des êtres réels.

De là, le puissant intérêt de ces types. Toute la lumière tombe sur eux. On les voit en pied se détacher sur le fond neutre de l’action. Les faits leur sont subordonnés, il n’y a plus qu’Alceste et Célimène en présence, cet honnête homme et cette coquette, qui résument un coin de l’humanité ; et ce drame si simple vous prend aux entrailles. À la fin, lorsque Célimène est confondue par la lecture des lettres qu’elle a écrites aux deux marquis, on souffre pour Alceste, on éprouve les tourments de ce cœur si généreux dans sa folie. Pas un drame, si fortement charpenté qu’il soit, ne saurait avoir un dénouement d’une émotion plus large ni plus profonde.

L’effet obtenu est proportionné là aux moyens employés. C’est un axiome qu’on ne met pas assez en pratique au théâtre : plus une péripétie est simple, plus est elle forte. Le coup qui frappe Alceste est à lui seul tout un drame, parce que le poète a pris le soin de faire vivre Alceste devant nous, de consacrer quatre actes à lui souffler une âme. Et quelle création magistrale ; On s’est beaucoup querellé autour de cette figure. Je crois que les commentateurs, comme toujours, sont allés chercher bien loin des finesses auxquelles le génie si franc de Molière n’avait pas songé. Alceste est un personnage comique, un esprit chagrin dont la maussaderie est exagérée pour provoquer le rire ; seulement, il est arrivé que ce comique a des amertumes qui en font par moments la haute figure de la tristesse humaine. Toutes les révoltes de la conscience indignée, toutes les souffrances du juste aux prises avec la vie, débordent dans cette âme, et si étrangement, qu’on ne sait si l’on doit rire ou pleurer de ses sorties furieuses contre la société.

C’est là le propre du génie. Imaginez Alceste sérieux, et il sera insupportable ; imaginez-le tout à fait comique, et l’on tombera dans la farce. Molière, par le sens profond qu’il avait du vrai, a trouvé ce personnage si vivant, où l’on sent toutes les contradictions, tous les mélanges, toute l’infirmité et toute la grandeur de l’homme. On ne peut guère comparer Alceste qu’à Hamlet, Shakespeare est le seul poète dramatique qui ait créé dans une autre donnée, un personnage aussi complexe et aussi vaste.

Je transcris ici, au courant de la plume, les réflexions que je faisais dernièrement à la Comédie-Française. Le style aussi m’émerveillait. Quelle langue sonore et ferme, d’une précision admirable ! Je ne connais pas de plus beaux vers français que les vers dits par Alceste à Oronte. après la lecture du sonnet. Je sais bien que nous avons fait du poète un Apollon romantique, à la chevelure enflammée, qui chante dans le bleu. Aujourd’hui, le mot de poésie entraîne l’idée de strophes lyriques qui s’envolent une à une comme des aigles. C’était là affaire de mode. Si la langue française tout d’un coup n’était plus parlée, Molière resterait comme notre poète le plus pur et le plus puissant.

Ah ! si Alceste vivait de nos jours, il aurait mieux que le sonnet d’Oronte pour s’échauffer