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NOS AUTEURS DRAMATIQUES



PRÉFACE




Voulant réunir les articles de critique dramatique publiés par moi dans le Bien public et dans le Voltaire, j’ai dû les répartir en deux volumes.

Le premier volume a paru dernièrement sous ce titre : Le Naturalisme au Théâtre. Je donne aujourd’hui le second, sous cet autre titre : Nos Auteurs dramatiques.

On y trouvera spécialement ce que j’ai écrit sur les plus célèbres des auteurs dramatiques contemporains. Une légende veut que je me sois montré à leur égard d’une brutalité de sauvage, rongé de jalousie, sans la moindre idée critique qu’une envie basse de tout détruire. Mon ambition est au contraire de les avoir étudiés en homme de méthode, avec l’unique besoin de vérité qui tourmente les esprits indépendants. Si parfois j’ai manqué de justice, c’est que j’ai eu la passion du vrai, au point d’en faire une religion, en dehors de laquelle j’ai nié tout espoir de salut.

Voici mes études. On les jugera.

E. Z.




THÉÂTRE CLASSIQUE


I


Ce qui me ravit dans le Misanthrope, c’est le dédain qu’on peut y voir du théâtre tel que nos auteurs et nos critiques l’entendent aujourd’hui. Voilà donc une pièce qui se moque de l’action, qui se passe de toutes péripéties, qui se déroule largement sans se soucier de la coupure des actes, qui n’est à proprement parler qu’une longue analyse de caractères. Et le plus réjouissant, c’est que le génie de Molière impose ces choses ; le public n'ose même pas bâiller, les critiques qui ont de la tendresse pour M. d’Ennery (hélas ! ils sont nombreux), doivent écouter avec religion et paraître émerveillés aux bons endroits. Cela venge un peu les idées que je défends.

Quelle belle nudité, dans ce Misanthrope. Le premier acte contient trois scènes, et encore la troisième ne compte-t-elle que huit vers ; il est entièrement consacré à poser le caractère d’Alceste, d’abord dans la scène avec Philinte qui sert d’exposition, ensuite dans l’immortelle scène du sonnet d’Oronte. Le second acte appartient à Célimène, dont le poète analyse longuement le tempérament de coquette, dans un premier entretien avec Alceste, puis dans la scène fameuse des portraits. Au troisième acte, il y a uniquement le duel si fin et si perfide de Célimène et d’Arsinoé. Le quatrième acte n’est que la première scène du second acte entre Alceste et Célimène, développée, mais ne concluant toujours pas. Enfin, au cinquième acte, cette scène d’explications, déjà suspendue deux fois recommence et se termine par la confusion de Célimène. Et voilà tout le drame.

Bon Dieu ! le pauvre quatrième acte ! car vous n’ignorez pas que c’est le quatrième acte qui donne aujourd’hui des sueurs froides aux auteurs et aux directeurs. Je vois Molière allant à la porte Saint-Martin avec le Misanthrope. Son quatrième acte tuerait sur le coup MM. Ritt et Larochelle, qui croiraient à un attentat contre leur intelligence. Molière, comprenant qu’il s’est trompé de porte, pourrait frapper ensuite à l’Odéon ; et là, ce serait pis, M. Duquesnel lui offrirait M. Dumas pour collaborateur masqué, en lui faisant remarquer poliment que sa pièce ne se tient pas debout.