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LES ROUGON-MACQUART

la crainte lui vint que Nana, prévenue, ne se sauvât par le boulevard. Il reprit sa marche, résolu à attendre qu’on le mit dehors pour fermer les grilles, comme cela était arrivé deux fois ; la pensée de rentrer coucher seul lui serrait le cœur d’angoisse. Chaque fois que des filles en cheveux, des hommes au linge sale sortaient et le dévisageaient, il revenait se planter devant le cabinet de lecture, où entre deux affiches collées sur une vitre, il retrouvait le même spectacle, un petit vieux, raidi et seul à l’immense table, dans la tache verte d’une lampe, lisant un journal vert avec des mains vertes. Mais, quelques minutes avant dix heures, un autre monsieur, un grand bel homme, blond, ganté juste, se promena lui aussi devant le théâtre. Alors, tous deux, à chaque tour, se jetèrent un coup d’œil oblique, d’un air méfiant. Le comte poussait jusqu’à l’angle des deux galeries, orné d’un haut panneau de glace ; et là, en s’apercevant, la mine grave, l’allure correcte, il éprouvait une honte mêlée de peur.

Dix heures sonnèrent. Muffat, brusquement, pensa qu’il lui était bien facile de s’assurer si Nana se trouvait dans sa loge. Il monta les trois marches, traversa le petit vestibule badigeonné de jaune, puis se glissa dans la cour par une porte qui fermait simplement au loquet. À cette heure, la cour, étroite, humide comme un fond de puits, avec ses cabinets d’aisances empestés, sa fontaine, le fourneau de cuisine et les plantes dont la concierge l’encombrait, était noyée d’une vapeur noire ; mais les deux murs qui se dressaient, troués de fenêtres, flamboyaient : en bas le magasin des accessoires et le poste des pompiers, à gauche l’administration, à droite et en haut les loges des artistes. C’était, le long de ce puits, comme des gueules de four ouvertes sur