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LES ROUGON-MACQUART


— Oh ! non, non, jamais ! dit-elle d’un air pincé. Il n’y a pas trois mois qu’elle a voulu absolument sortir du pensionnat… Moi je rêvais de la marier tout de suite… Mais elle m’aime tant, j’ai dû la reprendre, ah ! bien contre mon gré.

Ses paupières bleuies, aux cils brûlés, clignotaient, tandis qu’elle parlait de l’établissement de sa demoiselle. Si, à son âge, elle n’avait pas mis un sou de côté, travaillant toujours, ayant encore des hommes, surtout de très jeunes, dont elle aurait pu être la grand’mère, c’était vraiment qu’un bon mariage valait mieux. Elle se pencha vers la Faloise, qui rougit sous l’énorme épaule nue et plâtrée dont elle l’écrasait.

— Vous savez, murmura-t-elle, si elle y passe, ce ne sera pas ma faute… Mais on est si drôle, quand on est jeune !

Un grand mouvement avait lieu autour de la table. Les garçons s’empressaient. Après les relevés, les entrées venaient de paraître : des poulardes à la maréchale, des filets de sole sauce ravigote et des escalopes de foie gras. Le maître d’hôtel, qui avait fait verser jusque-là du Meursault, offrait du Chambertin et du Léoville. Dans le léger brouhaha du changement de service, Georges, de plus en plus étonné, demanda à Daguenet si toutes ces dames avaient comme ça des enfants ; et celui-ci, amusé par cette question, lui donna des détails. Lucy Stewart était fille d’un graisseur d’origine anglaise, employé à la gare du Nord ; trente-neuf ans, une tête de cheval, mais adorable, phtisique et ne mourant jamais ; la plus chic de ces dames, trois princes et un duc. Caroline Héquet, née à Bordeaux, d’un petit employé mort de honte, avait la bonne chance de posséder pour mère une femme de tête, qui, après