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MADELEINE FÉRAT

qu’elle avait aimé, rien qu’une secrète irritation contre la douleur de Guillaume. Elle resta fille de l’ouvrier Férat.

— Il l’aimait plus que moi, pensait-elle ; il me chasserait si j’avouais ce que je pense.

Puis, pour dire quelque chose, poussée aussi par une curiosité âcre :

— Comment est-il mort ? demanda-t-elle d’une voix brève.

Alors Guillaume lui raconta que, forcé d’attendre chez son banquier, il avait pris machinalement un journal. Ses yeux étaient tombés sur un entrefilet qui annonçait le naufrage de la frégate le Prophète, surprise par un coup de vent aux approches du Cap. Le vaisseau s’était brisé sur des récifs, et pas un homme n’avait reparu. Jacques, qui se rendait en Cochinchine sur ce vapeur, ne dormirait même point dans une tombe où l’on pourrait aller prier. La nouvelle était officielle.

Lorsque l’angoisse des amants fut calmée, pendant la nuit qui suivit, Madeleine songea d’une façon plus paisible aux faits brusques de la journée. Sa colère s’en était allée, elle se sentait abattue et triste. Si elle avait appris la mort de Jacques en d’autres circonstances, nul doute que sa gorge ne se fût serrée et qu’elle n’eût trouvé des larmes. Maintenant, seule au fond de l’alcôve, au bruit de la respiration saccadée de Guillaume qui dormait à son côté du sommeil lourd des malheureux, elle pensa au mort, à ce cadavre que les vagues roulaient et battaient contre les rochers. Peut-être, en tombant à la mer, avait-il prononcé son nom. Elle se rappelait qu’un jour il s’était coupé assez profondément, rue Soufflot, et qu’elle avait failli s’évanouir, à la vue du sang qui ruisselait le long de sa main. Elle l’aimait en ce temps-là, elle eût veillé pendant des mois pour le sauver d’une maladie. Et, maintenant, il se noyait, et elle s’emportait contre lui. Il n’avait pu lui devenir à ce point étranger ; elle le retrouvait, au contraire, toujours là, dans