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MADELEINE FÉRAT

comme au fond d’un désert. Il avait alors dix-huit ans. Son père le fit un jour appeler et le reçut dans son laboratoire. C’était la première fois qu’il passait le seuil de cette pièce. Il trouva le comte debout au milieu de la vaste salle, la poitrine couverte d’un long tablier bleu de droguiste. Il lui parut terriblement vieilli ; ses tempes s’étaient dénudées, ses yeux caves brillaient d’un feu étrange au milieu de son visage maigre, tout couturé de rides. Il avait toujours éprouvé pour lui un grand respect ; ce jour-là, il en eut presque peur.

— Monsieur, lui dit le comte, je vous ai fait demander afin de vous communiquer mes projets à votre égard. Veuillez d’abord me dire si, par hasard, vous ne vous sentiriez pas de la vocation pour une occupation quelconque.

Au geste embarrassé et hésitant que fit Guillaume, il reprit :

— C’est bien, mes ordres vous seront plus faciles à accomplir… Je désire, monsieur, que vous ne soyez absolument rien, ni médecin, ni avocat, ni autre chose.

Et comme le jeune homme le regardait d’un air surpris :

— Vous serez riche, continua-t-il d’un ton légèrement amer, vous pourrez être un sot et un heureux homme, si vous avez la chance de comprendre la vie. Je regrette déjà de vous avoir fait donner quelque instruction. Chassez, mangez, dormez, tels sont mes ordres. Cependant, si vous aviez du goût pour la culture, je vous permettrais de piocher la terre.

Le comte ne raillait pas. Il parlait d’un accent bref, avec la certitude d’être obéi. Il remarqua que son fils jetait un coup d’œil dans le laboratoire, comme pour protester contre la vie oisive qu’il lui imposait. Sa voix se fit menaçante.

— Surtout, dit-il, jurez-moi que vous ne vous occuperez jamais de science. Après ma mort, vous fermerez cette porte et ne l’ouvrirez plus. C’est assez qu’un de