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MADELEINE FÉRAT

souvent à son mari, parce que tu es fort et que tu ne dédaignes pas ma faiblesse ; je t’aime parce que je n’étais rien et que tu as fait de moi ta femme. » Et Férat, en entendant ces mots murmurés d’une voix humble et caressante, la prenait sur sa poitrine, avec des élans ineffables de cœur.

Au bout d’un an de mariage, Marguerite devint enceinte. Sa grossesse fut douloureuse. Quelques jours avant la crise, le médecin prit Férat à part et lui dit qu’il n’était pas sans inquiétude. La jeune femme lui paraissait d’une constitution si délicate, qu’il redoutait pour elle le rude labeur de l’enfantement. Férat fut comme fou pendant une semaine ; il souriait à sa femme, couchée sur une chaise longue, et allait sangloter dans la rue ; il passait les nuits dans ses ateliers déserts, venant d’heure en heure demander des nouvelles ; parfois, quand ses angoisses l’étouffaient, il prenait un marteau, puis, de toutes ses forces, avec rage, il tapait sur les enclumes, pour soulager sa colère. Le moment terrible vint enfin, les craintes du médecin se réalisèrent. Marguerite mourut en donnant le jour à une fille.

La douleur de Férat fut atroce. Il ne put trouver une larme. Quand la pauvre morte fut ensevelie, il s’enferma chez lui, il y resta dans un accablement morne. Par instants, des crises de folie aveugle le secouaient. Il passait toujours les nuits au fond de ses ateliers noirs et silencieux ; jusqu’au matin, il marchait entre les machines muettes, au milieu des étaux, parmi les morceaux de fer brut qui traînaient. Peu à peu, ce spectacle des outils de sa fortune le faisait entrer dans des rages sourdes. Il avait vaincu la misère et il n’avait pu vaincre la mort. Pendant vingt ans, ses mains puissantes s’étaient fait un jeu de tordre le fer, et ses mains étaient restées impuissantes à sauver sa chère tendresse. Et il criait : « Je suis donc lâche et faible comme un enfant : si j’avais été fort, on ne m’aurait pas volé ! »

Pendant un mois, personne n’osa troubler les souf-