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avec madame de Rieu. Il sentait que, si cette femme ne parvenait pas à faire de lui un personnage, il serait raillé et méprisé pour avoir partagé sa couche : le succès l’aurait changé en homme habile, digne de toutes les faveurs, l’insuccès, au contraire, le coulait à jamais. Aussi désirait-il aller au-devant des mépris et des railleries, se poser en victime qui a droit au pardon. Il manœuvra avec une habileté incroyable. Guillaume en vint à lui offrir de lui-même ses services, l’appui de son nom et de sa fortune. S’il voulait, lui dit-il, il le recommanderait à un ancien ami de son père. Il approuva fort son projet de rupture. D’ailleurs, il jouait un rôle de son côté : il s’efforçait de s’intéresser à cette histoire, qui lui était parfaitement indifférente, espérant sortir de son être en s’occupant des autres.

Leur cigare achevé, Guillaume et Tiburce revinrent dans le salon. Hélène, interrompue au milieu de ses doléances, s’arrêta net, en jetant un coup d’œil craintif sur son amant, comme si elle eût redouté d’être maltraitée par lui pour avoir osé se plaindre. Elle resta troublée, hasardant à peine de loin en loin un mot que le jeune homme relevait avec aigreur ; il lui coupait la parole, lui faisait entendre qu’elle ne savait pas ce qu’elle disait, sans même chercher à cacher son irritation devant le monde. On eût dit qu’il prenait à tâche de montrer à Guillaume combien peu il se souciait d’elle. La soirée se termina froidement. Quand les visiteurs se retirèrent, M. de Rieu, qui avait prononcé quelques rares monosyllabes, fit de sa voix sèche un éloge complet de Tiburce, de ce brave jeune homme dont l’amitié leur était si précieuse, à sa femme et à lui ; il n’était pas comme ces écervelés qui courent les plaisirs, il aimait et respectait la vieillesse. Le mari finit en le priant d’aller chercher une voiture. D’ordinaire, il se servait de lui comme d’un domestique, négligeant à dessein, lorsqu’il sortait, de donner à ses gens l’ordre de venir le prendre. Il pleuvait. Tiburce revint crotté jusqu’aux genoux. M. de Rieu s’aida de son épaule pour entrer dans la voiture. Puis il lui envoya chercher sa femme restée