Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/239

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Je les connais, je les connais, répéta-t-elle d’une voix basse et chantante. Ah ! ma pauvre tête éclate. Il faut me pardonner, vois-tu. Les paroles montent malgré moi à mes lèvres ; je voudrais les retenir, et je sens qu’elles vont m’échapper. Le passé m’emplit… C’est une effroyable chose que de se souvenir… Par pitié, tue, tue ma pensée !

Elle avait haussé la voix, elle criait maintenant :

— Je voudrais ne plus penser, être morte, ou vivre encore et être folle… Oh ! perdre la mémoire, exister comme une chose, ne plus écouter dans mon cerveau le bruit affreux des souvenirs !… Cela échappe à ma volonté ; mes pensées me tenaillent sans relâche, elles coulent en moi avec le sang de mes veines, et je les entends qui battent au bout de chacun de mes doigts… Pardonne-moi, Guillaume, je ne puis me taire.

Elle fit quelques pas d’un air si hagard que son mari crut qu’elle devenait réellement folle. Il tendit les mains l’appelant, essayant de l’arrêter.

— Madeleine, Madeleine, dit-il d’une voix suppliante.

Mais elle ne l’écouta pas. Elle était activée près du mur qui faisait face à la cheminée elle répétait toujours :

— Non, je voudrais ne plus penser, car ce que je pense est horrible, et je pense tout haut… Je reconnais tout ici.

Et elle levait les yeux, elle contemplait la muraille qu’elle avait devant elle. L’apparition de Jacques, de cet homme dont la vue la troublait d’une émotion si profonde avait déterminé en elle une crise de chair et d’esprit ; cette crise était allée en croissant ; maintenant elle l’exaltait, la poussait à une singulière hallucination. La jeune femme, oubliant la présence de son mari, emplie du passé, se croyait revenue aux jours d’autrefois ; une fièvre chaude détraquait son être calme d’ordinaire ; elle recevait des moindres objets qui l’entouraient, une sensation aiguë, intolérable, qui l’énervait au point de lui arracher en paroles et en cris chacune de ses impressions.