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sourde et continue du fleuve, rafraîchi par les souffles gras de cette nature humide. Ces paysages que j’évoquais et que je me plaisais à modifier sans cesse, ôtant une roche, ajoutant un arbre, m’apparaissaient avec une netteté singulière ; ils me consolaient, ils m’emportaient dans des pays inconnus où je croyais vivre des vies entières de silence et de paix. Lorsque j’ouvrais les yeux, lorsque tout s’effaçait et que je me retrouvais au fond du dortoir morne, éclairé d’une lueur blafarde par une lampe de nuit, mon cœur se serrait d’angoisse, j’écoutais la respiration de mes camarades, redoutant de les entendre se lever et de les voir venir me battre pour me punir d’avoir essayé de leur échapper dans mes rêves.

Il s’arrêta, rendant à Madeleine les baisers qu’elle lui mettait sur le front. Elle était émue par le récit qu’il lui faisait des souffrances de sa jeunesse. Dans cette heure d’épanchement, elle pénétrait les délicatesses de ce tempérament nerveux, elle se jurait d’aimer Guillaume comme il le méritait, avec des tendresses raffinées et absolues.

— Plus tard, reprit-il, lorsque la pensée me prit de me sauver en compagnie des bohémiens, je cédais uniquement à l’espérance de retrouver le long des routes les paysages que j’avais vus en rêve. Je croyais fermement que je les rencontrerais quelque part, je m’imaginais les avoir devinés tels qu’ils devaient être. C’était sans doute un bon ange qui me les avait révélés, car j’écartais l’idée d’avoir pu les créer de toutes pièces, et j’aurais véritablement ressenti un grand chagrin, si l’on eût prouvé qu’ils n’existaient qu’au fond de mon cerveau. Ils m’appelaient, ils me disaient d’aller me reposer parmi eux, ils me promettaient une vie d’éternelle paix.

Il s’arrêta de nouveau, hésitant, n’osant continuer. Puis, avec un sourire timide, de l’air embarrassé d’un homme fait qui avoue un enfantillage :

— Et te le dirai-je, Madeleine ? murmura-t-il ; je crois toujours qu’ils existent, ces horizons où j’ai vécu bien des