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paraissait comme un monde d’objets bizarres. Et je restais là, tournant autour de ces gens, ouvrant des yeux curieux et effrayés. Je sentais encore sur mes épaules les meurtrissures des coups de poing que mes camarades m’avaient donnés la veille, je rêvais parfois de m’en aller bien loin, dans une de ces maisons roulantes. Je me disais : Si l’on me bat encore cette semaine, je m’en irai dimanche prochain avec les bohémiens, je les supplierai de m’emmener au fond de quelque pays où l’on ne me frappera pas. Mon imagination d’enfant se plaisait au rêve de cet éternel voyage en plein air. Mais je n’ai jamais osé… Ne te moque pas, Madeleine.

Elle souriait toujours, elle encourageait du regard les confidences de son mari. Ces puérilités la calmaient, lui cachaient un instant le drame qui les torturait tous deux.

— Il faut dire, continua Guillaume gaiement, que j’étais un enfant singulièrement sauvage. Les coups m’avaient rendu sombre, insociable. La nuit, au dortoir, lorsque je ne pouvais dormir, je voyais, en fermant les yeux, des coins de paysages, d’étranges solitudes, qui se bâtissaient brusquement dans ma tête, et que j’arrangeais ensuite peu à peu, tels que les désirait ma nature farouche et tendre. C’étaient le plus souvent des gouffres de rochers ; en bas, au fond des gorges noires, grondaient des torrents ; puis les flancs des collines montaient, roides, grisâtres, dans un ciel d’un bleu implacable, où tournaient lentement des aigles ; et, parmi les blocs énormes, au bord de l’abîme, je mettais une dalle blanche où je me voyais en pensée, assis et comme mort, au milieu de la désolation et de la nudité de l’horizon. D’autres fois, mes rêveries se faisaient plus douces : je créais une île grande comme la main, jetée au sein d’un large fleuve tranquille ; je distinguais à peine les rives lointaines, pareilles à deux bandes verdâtres perdues au milieu du brouillard ; le ciel était d’un gris pâle, les peupliers de mon île montaient droit dans les vapeurs blanches de l’eau ; alors je m’apercevais couché sur l’herbe molle, bercé par la grande voix