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pête m’aurait jeté. Rien n’existerait pour moi que cette poitrine blanche dans laquelle j’écouterais battre ton cœur. Puis, quand nous serions perdus au milieu d’un peuple dont nous ignorerions la langue, nous n’entendrions plus que nos causeries, nous pourrions regarder les passants comme des bêtes muettes et sourdes ; alors nous serions vraiment isolés nous traverserions les foules sans nous soucier de ces troupeaux du pas indifférent dont nous traversions autrefois, pendant nos promenades, les bandes de moutons qui broutaient les chaumes. Et nous marcherions ainsi à jamais… Veux-tu, Madeleine ?

Un sourire était peu à peu monté aux lèvres de la jeune femme. Son être roidi se détendait. Elle s’abandonnait sur l’épaule de Guillaume. Elle avait passé un bras autour de son cou, le regardant d’un air apaisé.

— Que tu es enfant ! murmura-t-elle. Tu rêves éveillé, mon ami, tu m’offres là un voyage dont nous aurions assez au bout de huit jours… Pourquoi pas tout de suite nous faire construire une de ces maisons ambulantes, comme en ont les bohémiens ?

Et elle trouva même un petit rire de moquerie légère et tendre. Guillaume se fût peut-être chagriné, si elle n’avait accompagné son rire d’un baiser. Il hocha doucement la tête.

— C’est vrai, je suis un enfant, dit-il, mais les enfants savent aimer, Madeleine. Je sens que maintenant la solitude est nécessaire à notre bonheur. Tu parles des bohémiens, ce sont des gens heureux qui vivent au soleil, et que j’ai enviés plus d’une fois, quand j’étais au collège. Les jours de sortie, j’en voyais presque toujours des bandes à la porte de la ville, campées dans un terrain vague où les charrons du voisinage tenaient leurs chantiers de bois. Je m’amusais à courir sur les longues poutres étendues sur le sol, en regardant les bohémiens qui faisaient bouillir leur marmite. Les enfants se roulaient à terre, les hommes et les femmes avaient des figures étranges, l’intérieur des voitures, que je cherchais à apercevoir, m’ap-