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s’amusant de leur trouble, les forçant à lui crier dans les oreilles des choses gracieuses. Jamais il ne témoignait le moindre étonnement de voir son salon s’emplir chaque mois de visages nouveaux ; il accueillait les pensionnaires d’Hélène avec une bonhomie paternelle qui cachait de terribles sarcasmes. Il leur demandait leur âge, s’informait de leurs études. « Nous aimons les enfants, » disait-il souvent d’un ton d’amitié goguenarde. Quand le salon se vidait, il se plaignait de l’abandon où la jeunesse laisse les vieillards. Un jour même, la cour de sa femme se trouvant peu nombreuse, il lui amena un garçon de dix-sept ans ; mais il était bossu, et Hélène s’empressa de le congédier. Parfois, M. de Rieu se montrait plus cruel ; il pénétrait brusquement un matin chez Hélène, il la tenait haletante pendant une heure à lui parler du beau temps et de la pluie, tandis que quelque innocent étouffait sous les couvertures vivement tirées à l’entrée imprévue du mari. On lui prêtait à Véteuil un mot de mari trompé qui court toutes les petites villes ; surprenant sa femme en flagrant délit avec un échappé de collège, il se serait contenté de dire à l’amant, de sa voix froide et polie : « Ah ! monsieur, si jeune, et sans y être forcé ! il faut avoir bien du courage. » Mais M. de Rieu n’était pas homme à mettre le nez dans un flagrant délit ; il tenait à paraître aussi aveugle qu’il était sourd ; cela lui permettait de garder sa hauteur, son attitude terriblement calme. Ce qui rendait ses jouissances plus délicates, c’était la sottise de sa femme qui le supposait assez niais pour ne se douter de rien. Il faisait le bonhomme, l’égratignait au sang avec une exquise politesse, goûtait en gourmet l’amertume des paroles à double sens qu’il lui adressait et dont lui seul comprenait la fine cruauté. Il jouait à toute heure de cette femme, et se serait véritablement ennuyé si elle s’était repentie. Au fond, M. de Rieu voulait savoir jusqu’où le mépris peut aller.

Il y avait eu entre cette nature ironique et l’esprit détraqué de M. de Viargue, une sorte de sympathie qui expliquait l’ancienne amitié des vieillards. Tous deux étaient