Et, depuis longtemps déjà, le berceau était frappé de destruction et de mort, comme si les peuples ne pouvaient avancer que par étapes, laissant derrière eux le sol épuisé, les villes détruites, les populations décimées et abâtardies, à mesure qu’ils marchaient du levant au couchant, vers le but ignoré. C’étaient Ninive et Babylone sur les bords de l’Euphrate, c’étaient Thèbes et Memphis sur les bords du Nil, réduites en poudre, tombées de vieillesse et de lassitude à un engourdissement mortel, sans qu’un réveil fût possible. Puis, de là, cette décrépitude avait gagné les bords du grand lac méditerranéen, ensevelissant dans la poussière de l’âge Tyr et Sidon, allant plus loin encore endormir Carthage, frappée de sénilité en pleine splendeur. Cette humanité en marche, que la force cachée des civilisations roulait ainsi de l’orient à l’occident, marquait ses journées de route par des ruines, et quelle effrayante stérilité aujourd’hui que celle de ce berceau de l’Histoire, cette Asie cette Égypte, retournées au bégaiement de l’enfance, immobilisées dans l’ignorance et dans la caducité, sur les décombres des antiques capitales, jadis maîtresses du monde !
Au passage, à travers sa songerie, Pierre eut conscience que le palais de Venise, noyé de nuit, semblait crouler sous quelque assaut de l’invisible. La brume en avait entamé les créneaux, et les hautes murailles nues, si redoutables, fléchissaient sous la poussée de l’obscurité croissante. Puis, après la trouée profonde du Corso, à gauche, désert lui aussi dans l’éclat blafard des lampes électriques, le palais Torlonia apparut sur la droite, avec son aile éventrée par la pioche des démolisseurs ; tandis que, de nouveau sur la gauche, plus haut, le palais Colonna allongeait sa façade morne, ses fenêtres closes, comme si, déserté par ses maîtres, déménagé de son ancien faste, il attendait les démolisseurs à son tour.
Alors, au roulement ralenti de la voiture, qui commençait à gravir la montée de la rue Nationale, la rêverie