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servi avec ces fruits par un traître ténébreux, qu’on n’osait même pas dénoncer ! Et il se rappelait sa conversation, au retour de Frascati, son scepticisme de Parisien à propos de ces drogues légendaires, qu’il n’admettait qu’au cinquième acte d’un drame romantique. Et elles étaient vraies, les abominables histoires, les bouquets et les couteaux empoisonnés, les prélats et jusqu’aux papes gênants qu’on supprimait en leur apportant leur chocolat du matin ; car ce Santobono passionné et tragique était bien un empoisonneur, il n’en pouvait plus douter, il revoyait toute sa journée de la veille, sous cet effrayant éclairage : les paroles d’ambition et de menace qu’il avait surprises chez le cardinal Sanguinetti, la hâte d’agir devant la mort probable du pape régnant, la suggestion du crime au nom du salut de l’Église, puis ce curé rencontré sur la route, avec son petit panier de figues, puis ce panier promené par le crépuscule de la mélancolique Campagne, longuement, dévotement, sur les genoux du prêtre, ce panier dont le souvenir le hantait maintenant d’un cauchemar, dont il reverrait toujours, avec un frisson, et la forme, et la couleur, et l’odeur. Le poison, le poison ! c’était vrai pourtant, ça existait, ça circulait encore dans l’ombre du monde noir, au milieu des âpres appétits de conquête et de domination !

Et, soudainement, dans la mémoire de Pierre, la figure de Prada se dressa, elle aussi. Tout à l’heure, lorsque Benedetta l’avait accusé si violemment, il s’était un moment avancé pour le défendre, pour crier cette histoire du poison qu’il savait, et le point d’où le panier était parti, et la main qui l’avait offert. Mais, aussitôt, une réflexion venait de le glacer : si Prada n’avait pas fait le crime, Prada l’avait laissé faire. Un souvenir encore, aigu comme une lame, le traversait, celui de la petite poule noire, dans le morne décor de l’osteria, morte sous le hangar, foudroyée, avec le mince flot de sang violâtre qui lui coulait du bec. Et ici, en bas de son perchoir,