tout à sa joie débordante, à cette audience du pape, qu’il rêvait déjà, la préparant dans ses moindres détails, sans pouvoir se confier à personne. Et les pas des deux hommes sonnaient sur le pavé sec, dans la large rue, déserte et claire, tandis que la lune découpait nettement les ombres noires.
Brusquement, Prada se tut. Il était à bout de bravoure bavarde, envahi tout entier et comme paralysé par l’effrayante lutte qui se livrait en lui. À deux reprises déjà, il avait touché, dans la poche de son habit, le billet écrit au crayon, dont il se répétait les quatre lignes : « Une légende assure que le figuier de Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape. Ne mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules. » Le billet était bien là, il le sentait ; et, s’il avait voulu accompagner Pierre, c’était pour le jeter dans la boîte du palais Boccanera. Il continuait à marcher d’un pas vif, le billet serait dans la boîte avant dix minutes, aucune puissance au monde ne pouvait l’empêcher de l’y jeter, puisque sa volonté était arrêtée formellement. Jamais il ne commettrait le crime de laisser empoisonner les gens.
Mais il souffrait une torture si abominable ! Cette Benedetta et ce Dario venaient de soulever en lui un tel orage de haine jalouse ! Il en oubliait Lisbeth, qu’il aimait, et cet enfant, ce petit être de sa chair, dont il était si orgueilleux. Toujours la femme l’avait ravagé d’un désir de mâle conquérant, il n’avait violemment joui que de celles qui résistaient. Et, aujourd’hui, il en existait une au monde, qu’il avait voulue, qu’il avait achetée en l’épousant, et qui s’était refusée ensuite. Cette femme sienne, il ne l’avait pas eue, il ne l’aurait jamais. Pour l’avoir, autrefois, il aurait incendié Rome ; maintenant, il se demandait ce qu’il allait bien faire, pour l’empêcher d’être à un autre. Ah ! c’était cette pensée qui rouvrait la plaie saignante à son flanc, la pensée de cet autre jouissant de son bien.