de la terre ; mais il avait étudié, il savait assez d’histoire pour connaître la grandeur passée de Rome et pour rêver le rétablissement de l’empire romain, au profit de la jeune Italie. Et il s’était mis à croire passionnément qu’un grand pape seul pouvait réaliser ce rêve, en s’emparant du pouvoir, puis en conquérant toutes les autres nations. Quoi de plus simple, puisque le pape commandait à des millions de catholiques ? Est-ce que la moitié de l’Europe n’était pas à lui ? La France, l’Espagne l’Autriche céderaient, dès qu’elles le verraient puissant, dictant des lois au monde. Quant à l’Allemagne et à l’Angleterre, à toutes les nations protestantes, elles seraient inévitablement conquises, la papauté étant l’unique digue qu’on pût opposer à l’erreur, qui devait un jour se briser contre elle. Politiquement, il s’était malgré ça déclaré en faveur de l’Allemagne, dans la pensée que la France avait besoin d’être écrasée, pour se jeter entre les bras du Saint-Père. Et les contradictions, les imaginations folles se heurtaient ainsi dans cette tête fumeuse, où les idées brûlaient, tournaient vite à la violence, sous la rudesse primitive de la race : un barbare de l’Évangile, un ami des humbles et des souffrants, qui était de la famille des sectaires exaltés, capables des grandes vertus et des grands crimes.
— Oui, conclut Prada, il s’est donné au cardinal Sanguinetti, parce qu’il a vu en lui le grand pape possible, le pape de demain, qui doit faire de Rome l’unique capitale des peuples. Et cela ne va pas, non plus, sans quelque ambition plus basse, celle, par exemple, de conquérir un titre de chanoine, ou celle encore de se faire aider dans les petits désagréments de l’existence, comme le jour où il a eu besoin de tirer son frère d’embarras. On met sa chance sur un cardinal, ainsi qu’on nourrit un terne à la loterie : si le cardinal sort pape, on gagne une fortune… C’est pourquoi vous le voyez là-bas marcher à si longues enjambées, dans la hâte de savoir si Léon XIII va mourir et si son terne sortira avec Sanguinetti coiffant la tiare.