Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/585

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bourgeoisie, élevé, instruit, qui avait dû entrer à l’École Normale. Aucune excuse à son acte abominable, pas de passion politique, pas de démence humanitaire, pas même la souffrance exaspérée du pauvre. Il était le pur destructeur, le théoricien de la destruction, l’intellectuel d’énergie et de sang-froid qui mettait l’effort de son cerveau cultivé à raisonner le meurtre, à vouloir en faire l’instrument de l’évolution sociale. Et un poète encore, un visionnaire, mais le plus effroyable, le monstre qu’un orgueil fou expliquait seul, dans son désir d’une farouche immortalité, dans le rêve de l’aurore prochaine, montant des deux bras de la guillotine. Après lui, il n’y avait rien, rien que la faux aveugle qui rase le monde.

Pendant quelques secondes, une horreur froide régna, parmi les ténèbres croissantes.

— Ah ! murmura très bas Guillaume, il a osé, celui-là !

Mais déjà Pierre lui serrait la main tendrement. Et il le sentit aussi éperdu, aussi révolté que lui, dans le soulèvement de son cœur d’homme, de toute sa solidarité humaine. Peut-être fallait-il cette abomination dernière pour le ravager et le guérir.

Sans doute Janzen était complice, et il disait que Victor Mathis avait vengé Salvat, lorsque, dans l’ombre, il y eut un grand soupir douloureux, puis la chute lourde d’un corps sur le plancher. C’était madame Mathis, la mère, qui tombait comme une masse, foudroyée par la nouvelle, qu’un hasard lui apprenait. Justement, Mère-Grand descendait avec une lampe. La pièce s’éclaira, on s’effara, on se porta au secours de la misérable femme, étendue dans sa mince robe noire, d’une pâleur de morte.

Et ce fut encore pour Pierre un indicible serrement de cœur. Ah ! la triste et dolente créature ! Il se souvenait d’elle, chez l’abbé Rose, si discrète, en pauvresse honteuse, ayant tant de peine à vivre, avec la maigre rente que l’acharnement du malheur lui avait laissée. Une famille