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croyant les sentir ruisselantes de sang. Puis, il les serra contre son front, qui éclatait d’une douleur énorme, comme si l’idée fixe, arrachée, lui laissait le crâne ouvert. Et, soudainement, il tomba lui-même par terre, dans un grand sanglot.

— Oh ! frère, petit frère, que t’ai-je fait ? Je suis un monstre !

Pierre, passionnément, l’avait repris entre ses bras.

— Frère, ce n’est rien, il n’y a rien, je te jure !… Ah ! tu pleures enfin, que je suis heureux ! Tu es sauvé, je le sens bien, puisque tu pleures… Et quelle bonne chose que tu te sois fâché, que ta colère contre moi ait emporté tout ton mauvais rêve de violence !

— Non ! Je me fais horreur… Te tuer, toi ! Une bête brute qui tue son frère ! Et les autres, et tous les autres, là-haut !… J’ai froid, oh ! j’ai froid !

Ses dents claquaient, il était pris d’un grand frisson glacé. Hébété, il semblait s’éveiller d’un songe ; et, sous le jour nouveau dont son fratricide venait d’éclairer les choses, l’acte qui l’avait hanté, jusqu’à le rendre fou, lui apparaissait comme un acte, d’une criminelle bêtise, projeté par un autre.

— Te tuer ! répéta-t-il très bas, jamais je ne me pardonnerai. Ma vie est finie, je ne retrouverai pas le courage de vivre.

Pierre le serra plus étroitement, entre ses bras fraternels.

— Que dis-tu ? Est-ce qu’il ne va pas y avoir un nouveau lien d’amour entre nous ? Ah ! oui, frère, que je te sauve comme tu m’as sauvé, et nous serons unis davantage encore !… Ne te rappelles-tu donc pas cette soirée, à Neuilly, où tu m’as tenu sur ton cœur, comme je te tiens là sur le mien, en me consolant ? Je t’avais confessé ma torture, dans le néant de mes négations, et tu me criais qu’il fallait vivre, qu’il fallait aimer… Puis,