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— Non, frère, tu ne m’as pas convaincu, dit Pierre, sans cacher ses larmes, et c’est bien parce que je t’aime comme tu m’aimes, de tout mon être, que je ne m’en irai pas… C’est impossible encore un coup, tu ne peux être le fou, l’assassin que tu veux être.

— Pourquoi ? ne suis-je pas libre ? J’ai rendu ma vie libre de toutes charges, de tous liens… Mes grands fils sont élevés, n’ont plus besoin de moi. Je n’avais qu’une chaîne au cœur, Marie, et je te l’ai donnée.

Pierre sentit un argument troublant lui venir, et il l’utilisa, passionnément.

— Alors, c’est donc parce que tu m’as donné Marie que tu veux mourir. Avoue-le, tu l’aimes toujours.

— Non ! cria Guillaume, je ne l’aime plus, je te le jure. Je te l’ai donnée, je ne l’aime plus.

— Tu le croyais, mais tu vois bien que tu l’aimes encore, puisque te voilà bouleversé, lorsque rien tout à l’heure ne t’a ému des terrifiantes choses que nous avons dites… C’est parce que tu as perdu Marie que tu veux mourir.

Ébranlé, Guillaume frémissait, s’interrogeait, en paroles basses et entrecoupées.

— Non, non ! ce serait indigne de mon grand dessein, qu’une peine d’amour m’eût jeté à l’acte terrible… Non, non ! je l’ai décidé dans ma libre raison, je l’accomplis sans intérêt personnel, au nom de la justice et pour l’humanité, contre la guerre, contre la misère !

Puis, dans un cri de souffrance :

— Ah ! c’est mal, frère, ah ! c’est mal d’avoir empoisonné ainsi ma joie de mourir ! J’ai fait tout le bonheur que j’ai pu, je m’en allais content de vous laisser heureux, et voilà que tu me gâtes ma mort… Non, non ! j’ai beau l’interroger, mon cœur ne saigne pas, je n’aime plus Marie que comme je t’aime.

Mais il restait troublé, craignant de se mentir à lui-