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— Pour qu’on me croie !

Guillaume avait jeté ce cri avec une force extraordinaire. Et il ajouta :

— Il faut que ce monument soit par terre, et moi dessous. Autrement, si l’expérience n’est pas faite, si l’épouvante ne clame pas l’effroyable force destructive de l’explosif, je serai traité d’inventeur, de visionnaire… Beaucoup de morts, beaucoup de sang, pour que le sang cesse à jamais de couler !

Puis, avec un grand geste, il revint à la nécessité de l’acte.

— Et, d’ailleurs, Salvat m’a légué l’acte de justice à poursuivre. Si j’ai cru l’élargir encore, en lui ajoutant une signification, en m’en servant pour hâter la fin de la guerre, c’est que je suis un intellectuel, un savant. Peut-être aurait-il mieux valu n’être qu’un simple d’esprit et passer comme le volcan qui change le sol, en laissant à la vie le soin de refaire une humanité.

Le bout de bougie diminuait, et Guillaume se leva de la pierre, d’où il n’avait pas bougé. D’un regard, il venait de consulter sa montre : dix minutes encore. Au petit vent de ses gestes, la mèche s’effarait. Il semblait que les ténèbres s’étaient épaissies, dans la menace toujours présente de cette mine, ouverte là, et qu’une étincelle pouvait embraser.

— Voici l’heure bientôt… Allons, petit frère, embrasse-moi, et va-t’en. Tu sais combien je t’aime, quelle tendresse brûlante s’est réveillée pour toi dans mon vieux cœur. Aime-moi donc d’une ardeur pareille, trouve la force de m’aimer assez pour me laisser mourir à ma guise, selon mon devoir… Embrasse-moi, embrasse-moi, et va-t’en, sans tourner la tête.

Son affection profonde faisait trembler sa voix. Il lutta refoulant ses pleurs, et il réussit à se vaincre, déjà hors du monde, hors de l’humanité.