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plaindre. Mais, si vous saviez ! tout le monde a ses peines… Ainsi moi, qui suis forcée de porter chapeau, et d’avoir des robes possibles, à cause de la situation de mon mari, vous ne vous imaginez pas la peine que j’ai pour joindre les deux bouts. On ne va pas loin avec trois mille francs d’appointements, surtout lorsqu’on doit prendre là-dessus sept cents francs de loyer. Vous me direz que nous pourrions nous loger plus modestement ; mais, non, ma chère, il me faut bien un salon, à cause des visites que je reçois. Alors comptez… Et il y a aussi mes deux filles, j’ai dû les envoyer au cours, Lucienne a commencé le piano, Marcelle a des dispositions pour le dessin… À propos, je les aurais volontiers amenées, mais j’ai craint pour elles la trop grosse émotion. Vous m’excusez, n’est-ce pas ?

Elle dit encore toutes les contrariétés que la lamentable fin de Salvat lui avait fait avoir avec son mari. Celui-ci, vaniteux, petit et rageur, était outré d’avoir maintenant un guillotiné dans la famille de sa femme ; et il devenait dur pour la malheureuse, l’accusant de leurs embarras, la rendant responsable de sa propre médiocrité, aigri chaque jour davantage par l’étroite vie de bureau. Certains soirs, on se querellait, elle lui tenait tête, racontait qu’elle aurait pu épouser un médecin, qui la trouvait assez jolie pour ça, quand elle était demoiselle de comptoir chez le confiseur de la rue des Martyrs. Et, maintenant que la femme s’enlaidissait, que le mari se sentait condamné à l’éternelle gêne, même avec les quatre mille francs d’appointements rêvés, le ménage tombait de plus en plus à une existence maussade, inquiète et querelleuse, aussi intolérable, dans la gloriole payée si chèrement d’être un monsieur et une dame, que la misère noire des ménages ouvriers.

— Enfin, tout de même ma chère, dit madame Toussaint, lassée par cet étalage des ennuis de sa belle-sœur,