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sans voix pour crier sa plainte, tout crevait au fond de lui en un flot amer, intarissable : sa longue existence de travail bafouée et dupée, l’injustice affreuse d’un tel effort aboutissant à une telle souffrance, la colère de se sentir là, impuissant, de voir les siens, innocents comme lui, souffrir de son mal, mourir de sa mort. Ah ! ce vieil homme, cet éclopé du travail, finissant en bête fourbue, tombée à la borne ! Et cela était si révoltant, si monstrueux, qu’il voulut le dire, et que sa peine s’acheva en un effroyable et rauque grognement.

— Tais-toi, ne te fais pas plus de mal, conclut madame Toussaint. Puisque c’est comme ça, c’est comme ça.

Elle était allée recoucher le petit ; et elle revenait, Thomas et Pierre allaient lui parler de M. Grandidier, le patron de Toussaint, lorsqu’une visite nouvelle se présenta. Ils attendirent un instant.

C’était madame Chrétiennot, la femme du petit employé, l’autre sœur de Toussaint, plus jeune que lui de dix-huit ans. La belle Hortense, qui avait appris la catastrophe, apportait ses regrets, correctement, bien que son mari lui eût fait rompre à peu près tous rapports avec sa famille, dont il avait honte. Et elle était venue en robe de petite soie, coiffée d’un chapeau, à pavots rouges, qu’elle avait déjà refait trois fois. Mais, malgré ce luxe, elle sentait la gêne, elle cachait ses pieds, à cause de ses bottines éculées. Une récente fausse couche l’avait beaucoup enlaidie, achevant le désastre de sa beauté blonde, si vite fanée.

Dès le seuil, elle parut glacée par l’aspect terrifiant de son frère, par le dénuement de cette pièce de souffrance, où elle entrait. Et, après l’avoir embrassé, en disant son chagrin de le trouver ainsi, elle se mit à geindre tout de suite sur son propre sort, elle conta ses embarras, dans la crainte qu’on ne lui demandât quelque chose.

— Ah ! ma chère, vous êtes certainement bien à