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lentement, deux par deux, secouaient les misérables, les forçaient de se remettre debout et de marcher encore. D’autres fois, s’ils les trouvaient louches ou désobéissants, ils les emmenaient au poste. Et c’était la rancune, la contagion des maisons centrales s’ajoutant à la misère chez ces déshérités, faisant souvent d’un simple vagabond un voleur ou un assassin.

Rue des Martyrs, rue du Faubourg-Montmartre, la population nocturne changeait, et les deux frères ne rencontrèrent plus que des noctambules attardés, des femmes rasant les maisons, des hommes et des filles qui se rouaient de coups. Puis, sur les grands boulevards, ce furent des sorties de cercle, des messieurs blêmes allumant des cigares, au seuil de hautes maisons noires, dont les fenêtres de tout un étage flambaient seules dans la nuit. Une dame, en grande toilette, en manteau de bal, s’en allait doucement à pied, avec une amie. Quelques fiacres nonchalants circulaient encore. D’autres voitures stationnaient depuis des heures, comme mortes, le cocher et le cheval endormis. Et, à mesure que les boulevards défilaient, le boulevard Bonne-Nouvelle après le boulevard Poissonnière, et les autres, le boulevard Saint-Denis, le boulevard Saint-Martin, jusqu’à la place de la République, la misère et la souffrance recommençaient, s’aggravaient, des abandonnés et des affamés, tout le déchet humain poussé à la rue et à la nuit, tandis que, déjà, l’armée des balayeurs apparaissait, pour enlever les ordures de la veille et faire que Paris, se retrouvant en toilette convenable, dès l’aurore, n’eût pas à rougir de tant d’immondices et de tant d’horreurs, entassées en un jour.

Mais, surtout, lorsqu’ils eurent suivi le boulevard Voltaire et qu’ils approchèrent des quartiers de la Roquette et de Charonne, les deux frères sentirent bien qu’ils rentraient en un milieu de travail, où le pain manquait