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tissement de la fatigue. Un lac de douceur et de sérénité la recouvrait, la berçait, assoupissant jusqu’au lever du soleil le grondement de son effort et le cri de sa souffrance ; tandis que, là-bas, dans un faubourg écarté, on besognait obscurément, on suspendait un couperet, pour tuer un homme.

Rue Saint-Éleuthère, Pierre et Guillaume s’étaient arrêtés, regardant ce Paris d’oubli, vaporeux et tremblant, couché en un rayon de légende. Et, comme ils se retournaient, ils aperçurent la basilique du Sacré-Cœur, encore découronnée de son dôme, d’une masse colossale déjà, sous la pleine lune. Elle semblait agrandie par cette clarté nette et blanche, qui accentuait les arêtes, en les détachant sur les grandes ombres noires. C’était, vue ainsi, sous le pâle ciel nocturne, une floraison monstrueuse, d’une provocation et d’une domination souveraines. Jamais encore elle n’avait semblé à Guillaume si énorme, dominant Paris, même endormi, d’une royauté plus têtue et plus écrasante.

Dans l’état d’esprit où il se trouvait, la sensation fut si forte, si blessante, qu’il ne put s’empêcher de dire tout haut :

— Ah ! ils ont bien choisi leur emplacement, et quelle stupidité de le leur avoir laissé prendre !… Je ne connais pas de non-sens plus imbécile, Paris couronné, dominé par ce temple idolâtre, bâti à la glorification de l’absurde. Une telle impudence, un tel soufflet donné à la raison, après tant de travail, tant de siècles de science et de lutte ! et cela justement en face, au-dessus de notre grand Paris, la seule ville au monde qu’on n’aurait pas dû souiller de cette tache au front !… À Lourdes, à Rome, cela s’explique. Mais à Paris, dans ce champ de l’intelligence, si profondément labouré, où pousse l’avenir ! C’est la guerre déclarée, c’est la conquête espérée, affirmée insolemment.