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du moment. Une hésitation, une répugnance croissantes le soulevaient, tandis qu’il l’entendait répéter de sa voix grave qu’il y avait mieux à faire, autre chose à trouver. Et, brusquement, l’image de Marie passa, tout son triste cœur se déchira, à la pensée qu’on lui demandait de renoncer à elle. Ne plus l’avoir à lui, la donner à un autre, non, non ! cela était au-dessus de ses forces humaines. Jamais il n’aurait cet abominable courage, de dédaigner cette dernière joie d’amour qu’il s’était promise !

Pendant deux jours, il lutta, une affreuse lutte, où il revivait les six années que la jeune fille avait déjà vécues près de lui, dans la petite maison heureuse. Elle avait d’abord été comme sa fille adoptive, et plus tard, lorsque l’idée d’un mariage entre eux était née, il s’y était complu avec une allégresse tranquille, un espoir qu’une pareille union ferait du bonheur pour tous, autour de lui. S’il avait refusé de se remarier, c’était dans la crainte d’imposer à ses enfants une nouvelle mère inconnue, et il ne cédait au charme d’aimer encore, de ne plus vivre seul, qu’en trouvant au foyer même cette fleur de jeunesse, cette amie qui voulait bien se donner si raisonnablement, malgré la grande différence des âges. Puis, des mois s’étaient écoulés, des événements graves les avaient forcés à reculer la date, sans qu’il en souffrît trop cruellement. La certitude qu’elle l’attendait, lui avait suffi, dans le pli de patience qu’il avait contracté durant sa vie déjà longue d’acharné travail. Et voilà, brusquement, sous la menace de la perdre, que son cœur, si paisible, se fendait et saignait. Jamais il n’aurait cru que le lien s’était fait si étroit, qu’elle tenait si profondément à sa chair. Chez cet homme qui touchait à la cinquantaine, c’était l’arrachement même de la femme, la dernière aimée et désirée, d’autant plus désirable qu’elle incarnait la jeunesse, dont il ne respirerait jamais plus l’odeur, dont il ne goûterait