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jugement ni leur volonté, de sorte qu’elles ne savent pas même traverser une rue, paralysées par l’idée des obstacles… Mettez-en une toute jeune sur une bicyclette, et lâchez-la-moi sur les routes : il faudra bien qu’elle ouvre les yeux, pour voir et éviter le caillou, pour tourner à propos, et dans le bon sens, quand un coude se présentera. Une voiture arrive au galop, un danger quelconque se déclare, et tout de suite il faut qu’elle se décide, qu’elle donne son coup de guidon d’une main ferme et sage, si elle ne veut pas y laisser un membre… En somme, n’y a-t-il pas là un continuel apprentissage de la volonté, une admirable leçon de conduite et de défense ?

Il s’était mis à rire.

— Vous vous porterez toutes trop bien.

— Oh ! se bien porter, cela va de soi, on doit d’abord se porter le mieux possible, pour être bon et heureux… Mais j’entends que celles qui éviteront les cailloux, qui tourneront à propos sur les routes, sauront aussi, dans la vie sociale et sentimentale, franchir les difficultés, prendre le meilleur parti, d’une intelligence ouverte, honnête et solide… Toute l’éducation est là, savoir et vouloir.

— Alors, l’émancipation de la femme par la bicyclette.

— Mon Dieu ! pourquoi pas ?… Cela semble drôle, et pourtant voyez quel chemin parcouru déjà : la culotte qui délivre les jambes, les sorties en commun qui mêlent et égalisent les sexes, la femme et les enfants qui suivent le mari partout, les camarades comme nous deux qui peuvent s’en aller à travers champs, à travers bois, sans qu’on s’en étonne. Et là est surtout l’heureuse conquête, les bains d’air et de clarté qu’on va prendre en pleine nature, ce retour à notre mère commune, la terre, et cette force, et cette gaieté neuves, qu’on se remet à puiser en elle !… Regardez, regardez ! n’est-ce pas délicieux, cette forêt où nous roulons ensemble ? et quel bon vent cela met dans