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— Ah ! ce misérable Salvat, tout l’accable, tout l’écrasera !… Vous ne sauriez croire, mes amis, dans quelle colère croissante me jette son aventure. C’est un soulèvement de toutes mes idées de justice et de vérité, que les événements de chaque jour aggravent, exaspèrent. Un fou assurément ! mais qui a tant d’excuses, qui n’est au fond qu’un martyr dévoyé ! Et le voilà la victime désignée, chargée des crimes d’un peuple, payant pour nous tous !

Bache et Morin hochaient la tête, sans répondre. Eux deux professaient l’horreur de l’anarchie. Morin, oubliant que son premier maître, Proudhon, avait lancé le mot, presque la chose, ne se souvenait que de son dieu Auguste Comte, pour s’enfermer avec lui dans le bel ordre hiérarchique des sciences, prêt à se résigner au bon tyran, jusqu’au jour où le peuple, instruit et pacifié, serait digne du bonheur. Et, quant à Bache, le vieil humanitaire mystique était en lui profondément blessé par la sécheresse individualiste de la théorie libertaire : il haussait doucement les épaules, il disait que toute solution se trouvait dans Fourier, qui avait à jamais réalisé l’avenir, en décrétant l’alliance du talent, du travail et du capital. Mais l’un et l’autre, pourtant, mécontents de la république bourgeoise, si lente aux réformes, trouvant que leurs idées étaient bafouées et que tout allait de mal en pis, consentaient à se fâcher sur la façon dont les partis adverses s’efforçaient d’utiliser Salvat, pour se maintenir au pouvoir ou pour le conquérir.

— Quand on songe, dit Bache, que leur crise ministérielle dure depuis trois semaines bientôt ! Tous les appétits s’y montrent à nu, c’est un spectacle écœurant… Avez-vous lu, ce matin, dans les journaux, que le président a dû prendre de nouveau le parti d’appeler Vignon à l’Élysée ?

— Oh ! les journaux, murmura Morin de son air las, je ne les lis plus… À quoi bon ? ils sont si mal faits, et ils mentent tous.