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ce dont j’ai honte et ce que je ne comprends même pas ? Depuis ce matin, tu as bien vu que je souffrais d’être ici ; et c’est sans doute parce que vous travaillez et que je ne fais rien, parce que vous vous aimez, parce que vous croyez à votre effort, tandis que, moi, je ne sais plus ni aimer ni croire… Je m’y sens déplacé, j’y suis gêné et je vous gêne. Même vous m’irritez, je finirais par vous haïr peut-être. Tu vois bien que plus rien de bon ne reste en moi, que tout a été gâté, saccagé, et que tout est mort, et que l’envie seule et la haine repousseraient… Laisse-moi donc retourner dans mon coin maudit, où le néant achèvera de me prendre. Adieu, frère !

Éperdu de tendresse et de compassion, Guillaume lui saisit les deux bras, le retint.

— Tu ne partiras pas, je ne veux pas que tu partes, sans m’avoir formellement promis de revenir. Je ne veux pas te reperdre, maintenant que je sais ce que tu vaux et combien tu souffres… Malgré toi, s’il le faut, je te sauverai, je te guérirai de la torture de ton doute, oh ! sans te catéchiser, sans t’imposer aucune croyance, simplement en laissant faire la vie, qui seule peut te rendre la santé et l’espoir… Je t’en supplie, frère, au nom de notre affection, reviens, reviens souvent passer ici la journée. Tu verras que, lorsqu’on s’est donné une tâche, et qu’on travaille en famille, on n’est jamais trop malheureux. Une tâche, n’importe laquelle, et quelque grand amour, la vie acceptée, la vie vécue, aimée !

— À quoi bon ? murmura Pierre amèrement, je n’ai plus de tâche et je ne sais plus aimer.

— Eh bien ! je te donnerai une tâche, moi ! et dès que l’amour reviendra, au souffle prochain qui le réveillera, tu sauras aimer ! Consens, frère, consens !

Puis, le voyant toujours douloureux, têtu dans sa volonté de le quitter et de s’anéantir :

— Ah ! je ne te dis pas que les choses de ce monde