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je pense, ne t’a déplu, ne t’a blessé. Ils t’aimeront tous bientôt, comme je t’aime.

— Je n’en doute pas, je ne me plains de personne… Je n’aurais qu’à me plaindre de moi-même.

Guillaume, dont la douloureuse émotion grandissait, eut un geste désolé.

— Ah ! frère, petit frère, que tu me fais de la peine ! car, je le vois bien, tu me caches quelque chose. Songe donc que, maintenant, notre fraternité s’est renouée, que nous nous adorons comme autrefois, lorsque j’allais te faire jouer dans ton berceau. Et je te connais, je sais ton désastre et ta torture, puisque tu t’es confessé à moi. Et je ne veux pas que tu souffres, moi ! je veux te guérir !

À mesure qu’il l’écoutait dire ces choses, Pierre sentait son pauvre cœur se gonfler. Il ne put retenir ses larmes.

— Si, si, il faut me laisser à ma souffrance. Elle est sans guérison possible. Tu ne peux rien pour moi, je suis en dehors de la nature, je suis un monstre.

— Que dis-tu là ? Ne peux-tu rentrer dans la nature, s’il est vrai que tu en sois sorti ?… Ce que je ne veux pas, c’est que tu retournes t’enfermer au fond de ta petite maison solitaire, où tu t’affoles à remâcher ton néant. Viens ici passer les journées avec nous, pour que nous te donnions de nouveau le goût de vivre.

Ah ! cette petite maison vide qui l’attendait, Pierre en avait à l’avance le frisson glacé, lorsqu’il allait s’y retrouver seul, sans ce frère aimé, avec lequel il venait d’y passer des journées si douces ! Dans quelle solitude, dans quel tourment il y retomberait, après ces quelques semaines d’existence à deux, dont il avait déjà pris l’habitude heureuse ! Mais sa douleur s’en accrut, tout un aveu jaillit de ses lèvres.

— Vivre ici, vivre avec vous, oh ! non, c’est ce qui m’est impossible… Pourquoi me forces-tu à parler, à te dire