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banquier tout-puissant, le baron Duvillard, maître plus que jamais du marché ; mais c’était le baron qui avait mangé Ève, qui l’avait dévorée en moins de quatre ans. Après lui avoir fait coup sur coup une fille et un garçon, il s’était brusquement éloigné d’elle, pendant sa dernière grossesse, comme s’il en avait eu le dégoût, dans l’ardeur qu’il avait mise à la posséder, telle qu’un fruit dont on est rassasié et qu’on rejette. D’abord, elle était restée surprise et désolée de l’aventure, en apprenant qu’il retournait à sa vie de garçon et qu’il aimait ailleurs. Puis, sans récriminations d’aucune sorte, sans colère, sans même trop chercher à le reconquérir, elle avait de son côté pris un amant. Elle ne pouvait vivre sans être aimée, elle n’était née sûrement que pour être belle, plaire, passer les jours dans des bras d’adoration et de caresse. L’amant qu’elle avait choisi, à vingt-cinq ans, elle le garda pendant plus de quinze ans, elle lui fut parfaitement fidèle, comme elle aurait été fidèle à son mari. Et, lorsqu’il mourut, ce fut pour elle une grande tristesse, un véritable veuvage. Et, six mois plus tard, ayant rencontré le comte Gérard de Quinsac, elle ne put résister de nouveau à son besoin de tendresse, elle se donna.

— Mon bon Gérard, reprit-elle, de son air de maternité amoureuse, en voyant le jeune homme embarrassé, avez-vous donc été souffrant, me cachez-vous quelque contrariété ?

Elle avait dix ans de plus que lui ; et, cette fois, c’était en désespérée qu’elle s’attachait à ce dernier amour, adorant ce beau garçon de tout son être révolté de vieillir, prête à lutter pour le garder quand même.

— Non, je ne vous cache rien, je vous assure, répondit le comte. Ma mère m’a beaucoup retenu, ces jours-ci.

Elle continuait à le regarder avec une passion inquiète, le trouvant de si grande et de si noble mine, la face régulière, les moustaches et les cheveux bruns, toujours très