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lence un peu gêné qui s’était fait, elle finit par dire très bas :

— Mon Gérard, que je suis heureuse de me trouver un moment seule avec vous ! Voici plus d’un mois que vous ne m’avez donné ce bonheur.

La façon dont Henri Duvillard avait épousé la fille cadette de Justus Steinberger, le grand banquier juif, était toute une histoire restée légendaire. Comme les Rothschild, les Steinberger étaient au début plusieurs frères, quatre, Justus à Paris, les trois autres à Berlin, à Vienne, à Londres, ce qui donnait à leur secrète association un pouvoir formidable, une souveraineté internationale et toute-puissante sur les marchés financiers de l’Europe. Justus était cependant le moins riche des quatre, et il avait, dans le baron Grégoire, un redoutable adversaire, contre lequel il devait lutter, devant toutes les grandes proies. Et c’était à la suite d’une rencontre terrible entre eux, après l’âpre partage du butin, que l’idée profonde lui était venue de donner en mariage, comme épingles, Ève, sa fille cadette, au fils du baron, Henri. Jusque-là, celui-ci n’avait passé que pour un aimable garçon, homme de cheval, homme de club ; et le calcul de Justus était sans doute, à la mort du redouté baron, condamné déjà, de mettre la main sur la banque rivale, s’il ne restait en face de lui qu’un gendre facile à vaincre. Justement, Henri s’était pris pour la beauté blonde d’Ève, alors éclatante, d’une violente passion. Il l’avait voulue, et le père, qui connaissait son fils, avait consenti, très amusé au fond de l’affaire exécrable que faisait Justus. Elle devint en effet désastreuse pour ce dernier, lorsque, chez Henri, succédant à son père, l’homme de proie apparut sous l’homme de plaisir, et qu’il se tailla sa grosse part, dans l’exploitation des appétits déchaînés de la démocratie bourgeoise, maîtresse enfin du pouvoir. Non seulement, Ève n’avait pas mangé Henri, devenu à son tour le