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qui me croyais de dix minutes en avance !… Et vous avez eu la peine de commander le thé, et vous m’attendez !

Il était fort gêné et frémissant lui-même, à l’idée de la désastreuse scène qu’il prévoyait. Très correct d’ailleurs, se forçant au sourire, voulant paraître tout à la joie galante de la retrouver là, comme au beau temps de leur liaison.

Mais elle, debout, la voilette levée enfin, le regardait, bégayait.

— Oui, j’ai été libre plus tôt… J’ai craint quelque empêchement… Alors, je suis venue…

Et, à le voir si beau, si affectueux encore, elle s’oublia, s’affola. Tous ses raisonnements, toutes ses belles résolutions furent emportés. C’était l’élan invincible, l’arrachement même de sa chair, à la pensée qu’elle l’aimait toujours, et qu’elle le garderait, et que jamais elle ne le donnerait à une autre. Éperdument, elle s’était jetée à son cou.

— Oh ! Gérard, oh ! Gérard… Je souffre trop, je ne peux pas, je ne peux pas… Dis-moi tout de suite que tu ne veux pas l’épouser, que tu ne l’épouseras jamais !

Sa voix s’étrangla, ses yeux ruisselèrent. Ah ! ces larmes qu’elle s’était tant juré de ne point verser ! Elles coulaient sans fin, elles débordaient de ses beaux yeux noyés, dans un flot d’abominable douleur.

— Ma fille, mon Dieu ! tu épouserais ma fille !… Elle, avec toi ! elle, dans tes bras, à cette place !… Non, non ! c’est trop de torture, je ne veux pas, je ne veux pas !

Il restait glacé, devant ce cri d’affreuse jalousie, où la mère n’était plus qu’une femme, qu’enrageait la jeunesse d’une rivale, ces vingt-cinq ans qui ne pouvaient revenir. Lui-même, en se rendant au rendez-vous, avait pris les plus sages décisions, résolu à rompre loyalement, en homme bien élevé, avec toutes sortes de belles phrases consolantes. Mais il n’était point méchant, il avait un fond de faiblesse tendre, dans ses abandons d’oisif, sans force