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met sa voiture à la disposition de ces messieurs, si ces messieurs veulent bien que je les reconduise chez eux.

Cette fois, c’était trop, le baron se fâcha. S’être laissé traîner dans ce bouge, l’attendre en espérant profiter de son ivresse, pour voir cette ivresse la jeter au cou d’un Legras, non, non ! il en avait assez, elle payerait cher cette abomination. Et il arrêta un fiacre qui passait, il y poussa Gérard en lui disant :

— Vous allez me mettre chez moi.

— Mais puisqu’elle nous laisse la voiture ! criait Dutheil, déjà consolé, riant au fond de la bonne histoire. Venez donc, il y a de la place pour trois… Non ! vous préférez ce fiacre, à votre aise !

Lui, monta gaillardement, s’en alla, étalé sur les coussins, au trot des deux grands carrossiers, tandis que, dans le vieux fiacre, rudement cahoté, le baron exhalait sa colère, sans que Gérard, noyé d’ombre, l’interrompît d’un seul mot. Elle, qu’il avait comblée, qui lui avait coûté déjà près de deux millions, lui faire cette injure, à lui, lui qui était le maître, qui disposait des fortunes et des hommes ! Enfin, elle l’avait voulu, il était délivré, et il respirait fortement, comme un homme qui sort d’un bagne.

Pierre, un instant, regarda s’éloigner les deux voitures. Puis, il fila sous les arbres, pour s’abriter de la pluie, en attendant qu’un autre fiacre passât. Son pauvre être en lutte finissait par se glacer, toute la monstrueuse nuit de Paris y entrait, tout ce qui sanglotait là de débauche et de détresse, la prostitution d’en haut retombée à la prostitution d’en bas. Et de pâles fantômes de filles erraient toujours, en quête de leur pain, lorsqu’une ombre le frôla, lui dit à l’oreille :

— Prévenez votre frère, la police est sur les talons de Salvat, qui peut être arrêté d’une heure à l’autre.